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Correspondance avec Marcel Clavelle, René Guénon, éd. non publié, 1932-1938 |
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Le Caire, 7 septembre 1933 […] Pour l’article sur le Khalifat, je vois bien de quoi il s’agit : c’est un mauvais tour que la France veut jouer à l’Angleterre, laquelle voudrait, elle aussi, et depuis longtemps déjà, avoir un Khalife « de façade » qui ne serait qu’un instrument entre ses mains ; et je m’explique maintenant le voyage d’un certain personnage marocain qui nous avait un peu intrigué il y a quelques mois… En fait, l’une des deux solutions ne vaudrait guère mieux que l’autre étant donné surtout ce qui se passe actuellement en Afrique du Nord (sans parler de la Syrie) ; jamais encore les Français ne s’étaient comportés de pareille façon jusqu’ici ; c’est sans doute l’effet des belles promesses faites pendant la guerre. Quoi qu’il en soit, il est plutôt maladroit de confier le « lancement » de cette idée à des gens aussi grossièrement ignorants que l’auteur de l’article en question. « Puissance sacerdotale », « Souveraineté pontificale », etc… autant d’âneries que de mots… Il est d’ailleurs tout à fait faux que la présence d’un Khalife soit nécessaire au maintien de l’orthodoxie, et il ne l’est pas moins que le Khalife doive remplir telle ou telle condition définie, on préférerait en général qu’il soit d’origine arabe, mais cela même n’est nullement nécessaire, et en fait n’importe qui peut être désigné. Lors du congrès de Jérusalem, certains pensaient mettre en avant la candidature de quelqu’un que je connais très bien, et qui ne remplit aucune des prétendues conditions ; c’est seulement un homme énergique et très instruit des choses de l’Islam, et c’est là l’essentiel ; mais sans connaître l’actuel sultan du Maroc, je crois qu’il y a bien des chances pour qu’il ne possède ni l’une ni l’autre de ces deux qualités. D’autre part, il y a trois modes possibles de désignation d’un Khalife, tout aussi réguliers l’un que l’autre, et qui correspondent proprement aux trois titres respectifs de « Khalifat », d’« Imâm » et d’« Amîr al Mu’minîn » ; vous voyez que c’est assez complexe et que personne en Europe n’y connais quoi que ce soit. – Quant à Mustafa Kémal, je comprends bien pourquoi il entrerait dans la combinaison, et vous pourrez être sûr que ses raisons n’ont rien de « spirituel », mais comment lui et ses partisans pourraient-ils bien continuer à se prétendre, je ne dis pas « sunnites », mais simplement « orthodoxes », quand ils se servent, dans les mosquées, d’une traduction du Qoran, ce qui est tout ce qu’il y a de plus rigoureusement interdit. Du reste, des gens qui ont fait du port d’une casquette le symbole de la « civilisation » sont jugés par là même, je ne veux pas dire qu’il y ait là une question de principe (c’est bien moins important qu’ils ne le croient eux-mêmes), mais je prends cela comme un « signe » qui donne assez exactement la mesure de leur « horizon intellectuel ». […] Vous avez bien compris ce que j’ai voulu dire pour les noms des Hébreux et des Arabes ; je connais bien d’autres sens que celui que vous indiquez, mais outre qu’il est susceptible d’interprétations très diverses (on pourrait même le rapporter au « fleuve Océan »), il n’est en tout cas que secondaire par rapport à celui qui désigne l’Occident, et qui se retrouve chez les peuples les plus divers. – Quant à la question des rapports des deux traditions hébraïque et égyptienne, je sais aussi qu’il y a aussi les différents textes que vous citez ; mais d’abord, Moïse peut avoir connu parfaitement la tradition Égyptienne et n’avoir pourtant rien introduit de sa forme dans la tradition Hébraïque, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Du reste, les rapports entre les Hébreux et les Égyptiens, à son époque, semblent avoir été fort hostiles, donc peu favorables à une « assimilation » quelconque ; et, même antérieurement, les Hébreux paraissent bien s’être attachés à garder sans mélange leur propre tradition « abrahamique », c’est-à-dire chaldéenne ; ne voit-on pas même encore maintenant de quelle façon ce peuple, quand il vit parmi les autres, se maintient toujours semblable à lui-même ? En tout cas, il suffit de regarder les symboles égyptiens d’une part et chaldéens de l’autre pour se rendre compte de quel côté est la parenté ; il n’y a pas le moindre doute à avoir là-dessus, et cela sans même faire intervenir la question des affinités de race et de langue qui comptent bien aussi pour quelque chose dans la détermination des formes traditionnelles. – Maintenant, il resterait à savoir ce que signifient les « vases d’or et d’argent », ce n’est pas absolument clair, mais il se pourrait bien que cela se rapporte simplement à certaines sciences traditionnelles secondaires. À vrai dire, on ne voit pas de traces très anciennes de l’hermétisme proprement dit chez les Hébreux, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas existé aussi bien que chez les Arabes, et c’est là ce qui aurait été réellement d’origine égyptienne. Cela s’accorderait avec la 2e partie de la phrase de l’« Ash Mezareph » ; mais la première partie de celle-ci est plus sujette à caution, car, de toute façon, on ne peut pas assimiler l’hermétisme à la Kabbale, ni dire que celle-ci concerne essentiellement les « mystères de la nature » ; on pourrait dire seulement qu’elle en contient le principe, et que, ce principe étant le même partout, on peut y rattacher l’hermétisme lui-même comme une application, même si, tel qu’il est constitué en fait, il procède d’une forme traditionnelle différente ; ce ne serait alors que l’affirmation d’une certaine équivalence de toutes les traditions, ayant pu permettre, dans un cas comme celui-là, l’assimilation d’une science d’origine étrangère. |
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