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Correspondance avec Vasile Lovinescu, René Guénon, éd. non publié, 1934-1940 |
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Le Caire, 19 mai 1936 Cher Monsieur, Je viens de recevoir votre lettre, et il faut que je vous dise, à ce propos, que les lettres expédiées par avion n’arrivent généralement pas plus vite que les autres ; pour qu’il en soit autrement, il faut avoir la chance de tomber juste sur un jour de départ ; des lettres venant de France par avion ont mis 10 à 12 jours à me parvenir ! M. Schuon m’a écrit qu’il a reçu une lettre de M. Avramescu, mais je ne sais rien de plus à ce sujet. En même temps, il se plaignait de n’avoir pas de nouvelles de vous ; d’après ce que vous me dites, c’est sans doute votre absence qui en a été la cause. Il vient de retourner à Mulhouse, où il a trouvé une situation de dessinateur, après avoir cherché vainement à Paris ; son adresse est donc maintenant : 28, rue de Sierentz, Mulhouse (Haut-Rhin). Quant au journal d’Amiens, il paraît qu’il a finalement fait faillite ! Il est très vrai que, comme vous le dites, il a été commis jusqu’ici bien des imprudences un peu de tous les côtés ; il en est même résulté des choses ennuyeuses qui m’ont inquiété tous ces derniers temps, mais qui heureusement semblent maintenant s’arranger beaucoup mieux qu’on ne l’aurait cru ; il faut espérer que tout cela servira de leçon pour l’avenir. Ces désagréments étaient d’ailleurs presque inévitables au début, dans un milieu aussi défavorable qu’il l’est en Europe, et peut-être en France encore plus qu’ailleurs, car il paraît presque impossible d’y constituer un groupement, même peu nombreux, ayant quelque homogénéité… Je crains aussi beaucoup les tendances à la “propagande” ; du reste, même en dehors du danger que cela présente, on ne doit pas aller au-devant des gens, mais au contraire les laisser venir d’eux-mêmes. Ce que vous me dites du P. Barral et de son ignorance de certaines choses peut assurément s’appliquer à la grande majorité des prêtres actuels ; mais ce qui est moins normal, c’est qu’il a prétendu qu’il me connaissait par un de ses amis qui serait aussi l’un des miens (?), et qu’il me connaissait… comme théosophiste ! Je me demande si cela n’aurait pas quelque rapport avec l’histoire du personnage qui, à Paris, se fait passer pour moi, et qui a en effet des rapports avec les milieux théosophistes ; c’est vraiment bien dommage qu’on ne puisse pas arriver à identifier cet individu pour le démasquer comme il faudrait… Je ne sais pas grand’chose de nouveau au sujet de Thieme, si ce n’est que, à M. S. Lang qui lui signalait certaines inexactitudes (c’est lui-même qui l’avait demandé), il a répondu d’une façon tout à fait agressive, et aussi qu’il a écrit un autre article qui doit paraître dans la revue “Irenicon” ; je ne connais pas du tout cette revue, mais je suppose, d’après le titre, que ce doit être un organe des Bénédictins. Tout cela est en effet assez inquiétant, mais au fond, je pense, beaucoup plus pour le catholicisme lui-même que pour nous… La première partie de votre étude, une fois imprimée, me paraît vraiment très bien ; mais, à ce sujet, il y a une chose qu’il ne faut pas que j’oublie : il me semble qu’il y a un certain nombre de fautes d’impression dans les mots grecs et latins ; voudriez-vous avoir l’obligeance de les relever exactement et de les signaler à Clavelle pour qu’il puisse les indiquer dans les “errata” ? N’ayant pas de dictionnaires ici, je ne peux pas vérifier moi-même, et l’étude de ces langues est pour moi une chose trop lointaine pour que je puisse être tout à fait sûr. La réalisation initiatique est bien une “conquête” par là même qu’elle est “active”, et elle implique donc essentiellement l’initiative venant de l’individu ; mais il est évident que celui-ci ne peut atteindre par lui-même ce qui le dépasse ; il y faut donc nécessairement une intervention d’éléments supra-individuels, en réponse à l’aspiration de l’individu, et c’est cette intervention, quelque forme qu’elle revête, qui constitue proprement la “grâce”. Naturellement, on peut, si l’on veut, parler ici des “Anges”, puisqu’ils représentent en définitive les états supérieurs ; mais il ne faut pas oublier que, au fond, toute “personnification” a encore un caractère “illusoire”. On peut bien aussi rapporter au “Maître” l’action de la “barakah”, puisqu’il est vrai que celle-ci provient de lui, mais cela ne veut pas dire qu’il faille qu’il intervienne “en personne” pour que cette action se produise ; et cela s’applique même au cas où elle prend une forme telle que les apparences peuvent le faire croire (la forme d’une apparition par exemple). – Il est bien entendu que, en parlant de “réponse” tout à l’heure, je pensais à la loi des actions et réactions concordantes, qui s’applique en effet, mais ici entre des états différents, c’est-à-dire, si vous voulez, dans le sens “vertical”. Vous me direz si cela est suffisamment clair ; sinon je vous demanderai de préciser encore les questions. J’ai relu plus attentivement l’“Akatheistos”, et, malgré la difficulté d’un mode d’expression auquel je suis moins habitué qu’à d’autres, je pense décidément, tout à fait comme vous, qu’il y a là quelque chose de très remarquable et, au fond, beaucoup plus initiatique que religieux ; mais la question serait de savoir qui le comprend encore ainsi actuellement… À ce propos, je remarque l’emploi des termes que vous avez rendus par “hiérarques” et “mystériarques” ; à qui pensez-vous qu’ils puissent s’appliquer en fait ? – Je vois que vous avez noté avec raison, d’autre part, l’allusion à l’âne comme se rapportant à quelque chose de très mystérieux ; ce rôle de l’âne est en effet bien étrange, surtout si l’on considère l’importance qu’il a du côté de la contre-initiation, où le “dieu à la tête d’âne” représente ce qu’il y a de plus sinistre. Je ne sais pas si, à ce sujet, vous avez vu mon article intitulé “Sheth”, paru il y a déjà quelques années (je ne peux pas retrouver la date exacte en ce moment). À propos de la contre-initiation, je pense que vous avez vu ce que j’ai écrit l’an dernier sur les “sept tours du diable”, dans le compte rendu du livre de Seabrook où il est question de celle qui se trouve chez les Yezidis, c’est à dire dans l’Iraq. Pour les autres, on parle de certaines régions situées vers les confins de la Sibérie et du Turkestan ; il y a aussi la Syrie, avec les Ismaïliens de l’Agha-Khan et quelques autres sectes assez suspectes ; puis le Soudan, où il existe, dans une région montagneuse, un population “lycanthrope” d’une vingtaine de mille individus (je le sais par des témoins oculaires) ; plus au centre de l’Afrique, du côté du Niger, se trouve la région d’où venaient déjà tous les sorciers et magiciens de l’ancienne Égypte (y compris ceux qui luttèrent contre Moïse) ; il semble qu’avec tout cela on pourrait tracer une sorte de ligne continue, allant d’abord du Nord au Sud, puis de l’Est à l’Ouest, et dont le côté concave enserre le monde occidental. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’autres centres plus ou moins importants en dehors de cette ligne ; vous parliez de Lyon, et il y a sûrement aussi quelque chose en Belgique. Quant à l’Amérique, le point le plus suspect semble bien être la Californie, où se rassemblent tant de choses hétéroclites ; il est vrai qu’il s’agit surtout d’organisations pseudo-initiatiques, mais il y a sûrement quelque chose d’autre qui les mène, même à leur insu ; l’utilisation de la pseudo-initiation par des agents de la contre-initiation, dans bien des cas, apparaît comme de moins en moins douteuse, et je me propose d’en parler prochainement dans un article, à l’occasion d’une histoire d’organisations soi-disant rosicruciennes… – À propos de l’Iraq et de la Californie, il y a une question qui m’intrigue assez, car elle relève évidemment d’un domaine qui n’est guère le mien : c’est celle des rapports qui paraissent exister entre ces localisations et celles des sources de pétrole ; malheureusement, il y a aussi de celles-ci dans votre pays, et ne serait-ce pas pour cela (bien qu’il puisse y avoir encore d’autres raisons) qu’il attire un peu trop l’attention de certaines gens ? Notez également, à cet égard, que sir Henry Deterding, le chef de la “Royal Dutch”, est un personnage tout à fait comparable à Basil Zaharoff ; on dit même qu’il serait désigné pour être son successeur… – Pour la fameuse liste, je me demandais s’il n’y avait pas des noms qui avaient pu être mal déchiffrés ; mais, si elle est à la machine, la question ne se pose pas. J’ai demandé des renseignements au sujet des noms anglais qui nous sont inconnus ; je n’ai pas encore la réponse ; si j’obtiens quelque chose, je ne manquerai pas de vous le communiquer. Pour Maglavit, la vision dont vous parlez est bien encore du même caractère que les autres ; mais n’est-il pas un peu étonnant que tout ait cessé cette année ? Et quelle est maintenant l’attitude “officielle” du clergé devant ces faits ? – Ce dont je me méfie toujours, en pareil cas, c’est beaucoup moins la fraude (qui ne paraît vraiment guère possible ici) qu’une “contrefaçon” provenant d’une source suspecte. Un cas typique de ce genre est celui des apparitions de la Salette ; là aussi, il était beaucoup question de pénitence, de châtiments, etc. ; mais, bien entendu, cela ne suffit pas à justifier un rapprochement ; et il me semble qu’une “contrefaçon” aurait pris de préférence l’aspect d’une apparition de personnage connu au point de vue religieux, comme la Vierge ou quelque saint facile à identifier… Les remarques dont vous me faites part au sujet de la légende du Graal sont encore quelque chose de bien curieux ; on a cherché à identifier la cité de Saras avec différentes localités d’Égypte ayant des noms plus ou moins proches de celui-là, mais tout cela est très hypothétique ; ces noms n’ont d’ailleurs aucun rapport réel avec celui des Sarrasins (Saraceni), lequel n’est qu’une corruption de “Sharqiyin”, Orientaux. – Mais vos rapprochements paraissent beaucoup plus significatifs ; pour le sens de “noir” dans tout cela, je pense qu’il doit être en somme le même que pour l’appellation de “terre noire” (Kêmi) donnée à l’ancienne Égypte, et celle de “peuple noir” ou “têtes noires” que les Chinois se donnent à eux-mêmes ; il y a là une idée de “primordialité”, si l’on peut dire ; et cela explique aussi les multiples localisations, apparemment contradictoires, données à l’“Éthiopie” par les anciens (les Éthiopiens sont littéralement les “visages noirs”). – Quant aux établissements chevaleresques, ce que vous en dites me paraît à rapprocher de la remarque que j’ai faite pour ceux des Templiers, souvent situés au voisinage de sanctuaires préhistoriques. Pour les êtres vivant dans les cavernes, etc., cela existe en Asie centrale, mais je n’en ai jamais entendu parler pour l’Europe ; d’autre part, même si la retraite des Rose-Croix en Asie est symbolique, elle représente la réabsorption d’un centre secondaire dans le centre suprême, son rôle étant terminé. – Maintenant, pour ce qui est de l’emplacement des anciens centres et de ce qui peut y rester, je pense à autre chose : il y a des histoires de “talismans” qui auraient été enterrés en certains endroits, et la résurrection des centres correspondants serait liée à leur découverte ; je ne pense d’ailleurs pas qu’il faille prendre cela à la lettre, mais il y a sûrement là l’indication de quelque chose d’important. Pour l’Athos, il me semble que, à moins que des circonstances particulières ne vous amènent à y retourner dès cette année, il vaudrait peut-être mieux attendre encore un peu… Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs. René Guénon |
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