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Les états multiples de l’être, René Guénon, éd. Guy Trédaniel, Éditions Véga, 1984 |
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Parmi les distinctions qui, suivant ce que nous avons exposé dans le chapitre précédent, se fondent sur la considération d’une condition d’existence, une des plus importantes, et nous pourrions sans doute même dire la plus importante de toutes, est celle des états formels et des états informels, parce qu’elle n’est pas autre chose, métaphysiquement, qu’un des aspects de la distinction de l’individuel et de l’universel, ce dernier étant regardé comme comprenant à la fois la non-manifestation et la manifestation informelle, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs1. En effet, la forme est une condition particulière de certains modes de la manifestation, et c’est à ce titre qu’elle est, notamment, une des conditions de l’existence dans l’état humain ; mais, en même temps, elle est proprement, d’une façon générale, le mode de limitation qui caractérise l’existence individuelle, qui peut lui servir en quelque sorte de définition. Il doit être bien entendu, d’ailleurs, que cette forme n’est pas nécessairement déterminée comme spatiale et temporelle, ainsi qu’elle l’est dans le cas spécial de la modalité humaine corporelle ; elle ne peut aucunement l’être dans les états non-humains, qui ne sont pas soumis à l’espace et au temps, mais à de tout autres conditions2. Ainsi, la forme est une condition commune, non pas à tous les modes de la manifestation, mais du moins à tous ses modes individuels, qui se différencient entre eux par l’adjonction de telles ou telles autres conditions plus particulières ; ce qui fait la nature propre de l’individu comme tel, c’est qu’il est revêtu d’une forme, et tout ce qui est de son domaine, comme la pensée individuelle dans l’homme, est également formel3. La distinction que nous venons de rappeler est donc, au fond, celle des états individuels et des états non-individuels (ou supra-individuels), les premiers comprenant dans leur ensemble toutes les possibilités formelles, et les seconds toutes les possibilités informelles. L’ensemble des possibilités formelles et celui des possibilités informelles sont ce que les différentes doctrines traditionnelles symbolisent respectivement par les « Eaux inférieures » et les « Eaux supérieures »4 ; les Eaux, d’une façon générale et au sens le plus étendu, représentent la Possibilité, entendue comme la « perfection passive »5, ou le principe plastique universel qui, dans l’Être, se détermine comme la « substance » (aspect potentiel de l’Être) ; dans ce dernier cas, il ne s’agit plus que de la totalité des possibilités de manifestation, les possibilités de non-manifestation étant au-delà de l’Être6. La « surface des Eaux », ou leur plan de séparation, que nous avons décrit ailleurs comme le plan de réflexion du « Rayon Céleste »7, marque donc l’état dans lequel s’opère le passage de l’individuel à l’universel, et le symbole bien connu de la « marche sur les Eaux » figure l’affranchissement de la forme, ou la libération de la condition individuelle8. L’être qui est parvenu à l’état correspondant pour lui à la « surface des Eaux », mais sans s’élever encore au-dessus de celle-ci, se trouve comme suspendu entre deux chaos, dans lesquels tout n’est d’abord que confusion et obscurité (tamas), jusqu’au moment où se produit l’illumination qui en détermine l’organisation harmonique dans le passage de la puissance à l’acte, et par laquelle s’opère, comme par le Fiat Lux cosmogonique, la hiérarchisation qui fera sortir l’ordre du chaos9. Cette considération des deux chaos, correspondant au formel et à l’informel, est indispensable pour la compréhension d’un grand nombre de figurations symboliques et traditionnelles10 ; c’est pourquoi nous avons tenu à la mentionner spécialement ici. Du reste, bien que nous ayons déjà traité cette question dans notre précédente étude, elle se rattachait trop directement à notre présent sujet pour qu’il nous fût possible de ne pas la rappeler au moins brièvement. —————————— [1] L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. II. [2] Voir ibid., ch. XIX, et aussi Le Symbolisme de la Croix, ch. 1er. – « La forme, géométriquement parlant, c’est le contour : c’est l’apparence de la Limite » (Matgioï, La Voie Métaphysique, p. 85). On pourrait la définir comme un ensemble de tendances en direction, par analogie avec l’équation tangentielle d’une courbe ; il va sans dire que cette conception, à base géométrique, est transposable dans l’ordre qualitatif. Signalons aussi qu’on peut faire intervenir ces considérations en ce qui concerne les éléments non individualisés (mais non pas supra-individuels) du « monde intermédiaire », auxquels la tradition extrême-orientale donne la dénomination générique d’« influences errantes », et leur possibilité d’individualisation temporaire et fugitive, en détermination de direction, par l’entrée en rapport avec une conscience humaine (cf. L’Erreur spirite, pp. 119-123). [3] C’est sans doute de cette façon qu’il faut entendre ce que dit Aristote, que « l’homme (en tant qu’individu) ne pense jamais sans images », c’est-à-dire sans formes. [4] La séparation des Eaux, au point de vue cosmogonique, se trouve décrite notamment au début de la Genèse (I, 6-7). [5] Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIII. [6] Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. V. [7] Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIV. – C’est aussi, dans le symbolisme hindou, le plan suivant lequel le Brahmânda ou « Œuf du Monde », au centre duquel réside Hiranyagarbha, se divise en deux moitiés ; cet « Œuf du Monde » est d’ailleurs souvent représenté comme flottant à la surface des Eaux primordiales (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. V et ch. XIII). [8] Nârâyana, qui est un des noms de Vishnu dans la tradition hindoue, signifie littéralement « Celui qui marche sur les Eaux » ; il y a là un rapprochement avec la tradition évangélique qui s’impose de lui-même. Naturellement, là comme partout ailleurs, la signification symbolique ne porte aucune atteinte au caractère historique qu’a dans le second cas le fait considéré, fait qui, du reste, est d’autant moins contestable que sa réalisation, correspondant à l’obtention d’un certain degré d’initiation effective, est beaucoup moins rare qu’on ne le suppose d’ordinaire. [9] Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIV et XXVII. [10] Cf. notamment le symbolisme extrême-oriental du Dragon, correspondant d’une certaine façon à la conception théologique occidentale du Verbe comme le « lieu des possibles » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVI). |
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