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Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, René Guénon, éd. Gallimard, 1970 |
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« La Kabbale juive1 »
Jusqu’à ce jour, pour l’étude de la Kabbale, il n’existait aucun travail d’ensemble présentant un caractère vraiment sérieux ; en effet le livre d’Adolphe Frank, malgré sa réputation, montrait surtout à quel point son auteur, imbu des préjugés universitaires et de plus complètement ignorant de l’hébreu, était incapable de comprendre le sujet qu’il s’était efforcé de traiter ; quant à certaines compilations aussi indigestes que fantaisistes, comme celle de Papus, mieux vaut n’en pas parler. Il y avait donc là une regrettable lacune à combler, et il nous paraissait que l’important travail de M. Paul Vulliaud2 aurait dû être précisément destiné à cet effet ; mais bien que ce travail ait été fait très consciencieusement et bien qu’il contienne beaucoup de choses intéressantes, nous devons avouer qu’en le lisant nous avons éprouvé une certaine déception. Cet ouvrage, dont nous aurions été heureux de pouvoir recommander la lecture sans réserve, ne donne pas ce que semblait promettre son titre très général et le contenu du livre est loin d’être sans défaut. À vrai dire, le sous-titre d’« Essai critique » aurait pu déjà nous mettre en garde quant à l’esprit dans lequel ce livre a été conçu, parce que nous ne savons que trop ce qu’il faut entendre par ce mot « critique » quand il est employé par les savants « officiels » ; mais M. Vulliaud n’appartenant pas à cette catégorie, nous avions d’abord été seulement étonné qu’il ait fait usage d’une expression susceptible d’une aussi fâcheuse interprétation. Par la suite, nous avons mieux compris l’intention que l’auteur avait, par ce moyen, voulu faire entrevoir ; cette intention, nous l’avons trouvée très nettement exprimée dans une note où il déclare s’être assigné un « double but » : « Traiter de la Kabbale et de son histoire, puis exposer en même temps la méthode scientifique, selon laquelle travaillent des auteurs pour la plupart favorablement connus » (t. II, p. 206). Ainsi donc, il ne s’agissait pas pour lui de suivre les auteurs en question ni d’adopter leurs préjugés mais au contraire de les combattre, ce dont nous ne pouvons que le féliciter. Seulement il a voulu les combattre sur leur propre terrain et en quelque manière avec leurs propres armes, et c’est pour cela qu’il s’est fait, pour ainsi dire, le critique des critiques mêmes. En effet lui aussi se place au point de vue de la pure et simple érudition ; mais bien qu’il l’ait fait volontairement, on peut se demander jusqu’à quel point cette attitude a été vraiment habile et avantageuse. M. Vulliaud se défend d’être kabbaliste ; et s’en défend avec une insistance qui nous a surpris et que nous ne comprenons pas très bien. Serait-il donc de ceux qui se font une gloire d’être « profanes » et que jusqu’à maintenant nous n’avions rencontrés surtout que dans les milieux « officiels », et, vis-à-vis de qui il a donné des preuves d’une juste sévérité ? Il va même jusqu’à se qualifier de « simple amateur » ; en cela nous voulons croire qu’il se calomnie lui-même. Ne se prive-t-il pas ainsi d’une bonne partie de cette autorité qui lui serait nécessaire vis-à-vis d’auteurs dont il discute les assertions ? Du reste, ce parti pris de considérer une doctrine du point de vue « profane » c’est-à-dire « de l’extérieur », nous semble exclure toute possibilité d’une compréhension profonde. Et de plus, même si cette attitude n’est qu’affectée, elle n’en sera pas moins regrettable puisque, bien qu’ayant atteint pour son propre compte ladite compréhension, il s’obligera ainsi à n’en rien faire paraître et l’intérêt de la partie doctrinale s’en trouvera fortement diminuée. Quant à la partie critique, l’auteur fera plutôt figure de polémiste que de juge qualifié, ce qui constituera pour lui une évidente infériorité. Par ailleurs, deux buts pour une seule œuvre, c’est probablement un de trop, et, dans le cas de M. Vulliaud, il est bien regrettable que le second de ces buts, tels qu’ils sont signalés plus haut, lui fasse trop souvent oublier le premier, qui était pourtant et de beaucoup le plus important. Les discussions et les critiques, en effet, se suivent d’un bout à l’autre de son livre et même dans les chapitres dont le titre annoncerait plutôt un sujet d’ordre purement doctrinal ; on en retire une certaine impression de désordre et de confusion. D’autre part, parmi les critiques que fait M. Vulliaud, s’il y en a qui sont parfaitement justifiées, par exemple celles concernant Renan et Frank, et aussi certains occultistes, et qui sont les plus nombreuses, il y en a d’autres qui sont plus contestables ; ainsi en particulier celles qui concernent Fabre d’Olivet, vis-à-vis de qui M. Vulliaud semble s’être fait l’écho de certaines haines rabbiniques (à moins qu’il n’ait hérité de la haine de Napoléon lui-même pour l’auteur de La Langue hébraïque restituée, mais cette seconde hypothèse est beaucoup moins vraisemblable). De toute façon et même s’il s’agit des critiques les plus légitimes, de celles qui peuvent utilement contribuer à détruire des réputations usurpées, n’aurait-il pas été possible de dire les mêmes choses plus brièvement, et surtout plus sérieusement et d’un ton moins agressif ? L’ouvrage y aurait certainement gagné, d’abord parce qu’il n’aurait pas eu l’apparence d’un ouvrage de polémique, aspect qu’il présente trop souvent et que des gens malintentionnés pourraient facilement utiliser contre l’auteur et, ce qui est plus grave, l’essentiel aurait été moins sacrifié à des considérations, qui, en somme, ne sont qu’accessoires et d’un intérêt assez relatif. Il y a encore d’autres défauts regrettables : les imperfections de la forme sont parfois gênantes ; nous ne voulons pas parler seulement des erreurs d’impression, qui sont extrêmement nombreuses et dont les errata ne rectifient qu’une infime partie, mais des trop fréquentes incorrections qu’il est difficile, même avec une forte dose de bonne volonté, de mettre sur le compte de la typographie. Il y a ainsi différents « lapsus » qui viennent vraiment mal à propos. Nous en avons relevé un certain nombre, et ceux-ci, chose curieuse, se trouvent surtout dans le second volume, comme si celui-ci avait été écrit plus hâtivement. Ainsi, par exemple, Frank n’a pas été « professeur de philosophie au Collège Stanislas » (p. 241), mais au Collège de France, ce qui est fort différent. Aussi, M. Vulliaud écrit Cappelle, et parfois également Capele, l’hébraïsant Louis Cappel, dont nous pouvons rétablir le nom exact avec d’autant plus de sûreté qu’en écrivant cet article, nous avons sous les yeux sa propre signature. M. Vulliaud n’aurait-il donc vu ce nom que sous une forme latinisée ? Tout ceci n’est pas grand-chose, mais, par contre, à la page 26, il est question d’un nom divin de 26 lettres, et on trouve par la suite que ce même nom en a 42 ; ce passage est vraiment incompréhensible, et nous nous demandons s’il n’y a pas là quelque omission. Nous indiquerons encore une autre négligence du même ordre mais qui est d’autant plus grave qu’elle est cause d’une véritable injustice : critiquant un rédacteur de l’Encyclopédie Britannique, M. Vulliaud termine avec cette phrase : « On ne pouvait pas s’attendre à une solide logique de la part d’un auteur qui dans le même article estime qu’on a trop sous-estimé les doctrines kabbalistiques (absurdly over-estimated) et que en même temps le Zohar est un farrago of absurdity » (t. II, p. 418). Les mots anglais ont été cités par M. Vulliaud lui-même ; or, over-estimated ne veut pas dire « sous-estimé » (qui serait under-estimated), mais bien au contraire « surestimé », qui est précisément le contraire, et ainsi, quelles que soient d’ailleurs les erreurs contenues dans l’article de cet auteur, la contradiction qu’on lui reproche ne s’y trouve en réalité en aucune façon. Assurément, ces choses-là ne sont que des détails, mais quand on se montre aussi sévère envers les autres et toujours prêt à les prendre en défaut, ne devrait-on pas s’efforcer d’être irréprochable ? Dans la transcription des mots hébraïques, il y a un manque d’uniformité qui est vraiment déplaisant ; nous savons bien qu’aucune transcription ne peut être parfaitement exacte, mais au moins quand on en a adopté une, quelle qu’elle soit, il serait préférable de s’y tenir d’une façon constante. De plus il y a des termes qui semblent avoir été traduits beaucoup trop hâtivement, et pour lesquels il n’aurait pas été difficile de trouver une interprétation plus satisfaisante ; nous en donnerons tout de suite un exemple assez précis. À la page 49 du tome II est représentée une image de teraphim sur laquelle est inscrit, entre autres, le mot luz ; M. Vulliaud a reproduit les différents sens du verbe luz donnés par Buxtorf faisant suivre chacun d’eux d’un point d’interrogation tellement il lui semblait peu applicable, mais il n’a pas pensé qu’il existait également un substantif luz, lequel signifie ordinairement « amande » ou « noyau » (et aussi « amandier », parce qu’il désigne en même temps l’arbre et son fruit). Or, ce même substantif est, dans le langage rabbinique, le nom d’une petite partie corporelle indestructible à laquelle l’âme resterait liée après la mort (et il est curieux de noter que cette tradition hébraïque a très probablement inspiré certaines théories de Leibnitz) ; ce dernier sens est certainement le plus plausible et il est d’autre part confirmé, pour nous, par la place même que le mot luz occupe sur la figure. L’auteur a parfois le tort d’aborder incidemment des sujets sur lesquels il est évidemment beaucoup moins informé que sur la Kabbale, et dont il aurait bien pu se dispenser de parler, chose qui lui aurait évité certaines méprises, qui pour excusables qu’elles soient (étant donné qu’il n’est guère possible d’avoir la même compétence dans tous les domaines), ne peuvent que nuire à un travail sérieux. C’est ainsi que nous avons trouvé (t. II, p. 377) un passage où il est question d’une soi-disant « théosophie chinoise » dans laquelle nous avons eu quelque peine à reconnaître le Taoïsme, qui n’est de la « Théosophie » selon aucune des acceptions de ce mot, et dont le résumé, fait nous ne savons pas trop sur la base de quelle source (parce qu’ici manque justement la référence), est éminemment fantaisiste. Par exemple « la nature active, tien = le ciel », y est mise en opposition à la « nature passive, kouèn = terre » ; or kouèn n’a jamais signifié « la terre », et les expressions « nature active » et « nature passive » font beaucoup moins penser à des conceptions de l’Extrême-Orient qu’à la « nature naturante » et à la natura naturata de Spinoza. Avec la plus grande naïveté sont confondues ici deux dualités différentes, celle de la « perfection active », Khièn, et celle de la « perfection passive », Kouèn (nous disons « perfection » et non « nature »), et celle du « ciel », tièn, et de la « terre », ti. Puisque nous en sommes arrivé à parler des doctrines orientales, nous ferons à ce propos une autre observation : après avoir fort justement remarqué le désaccord qui règne entre les égyptologues et les autres « spécialistes » du même genre, ce qui fait qu’il est impossible de se fier à leur opinion, M. Vulliaud signale qu’il arrive la même chose parmi les indianistes (t. II, p. 363), ce qui est exact ; mais comment n’a-t-il pas vu que ce dernier cas n’était nullement comparable aux autres ? En effet, s’agissant de peuples comme les anciens Égyptiens et les Assyriens, qui ont disparu sans laisser de successeurs légitimes, nous n’avons évidemment aucun moyen de contrôle direct, et il est bien permis d’éprouver un certain scepticisme quant à la valeur de certaines reconstitutions fragmentaires et hypothétiques ; mais au contraire pour l’Inde ou la Chine dont les civilisations se sont continuées jusqu’à nous et demeurent toujours vivantes, il est parfaitement possible de savoir à quoi s’en tenir ; ce qui importe ce n’est pas tant ce que disent les indianistes, mais ce que pensent les Hindous eux-mêmes. M. Vulliaud qui se préoccupe de ne recourir qu’à des sources hébraïques pour savoir ce qu’est vraiment la Kabbale et il a sur ce point grandement raison, puisque la Kabbale est la tradition hébraïque elle-même, ne pourrait-il admettre qu’on ne doit pas agir autrement quand il s’agit d’étudier les autres traditions ? Il y a d’autres choses que M. Vulliaud ne connaît pas beaucoup mieux que les doctrines de l’Extrême-Orient, et qui pourtant auraient dû lui être plus accessibles, ne serait-ce que par le fait qu’elles sont occidentales. Ainsi, par exemple, le Rosicrucianisme, sur lequel il paraît n’en savoir guère plus long que les historiens « profanes » et « officiels », et dont il semble que lui ait échappé le caractère essentiellement hermétique ; il sait seulement qu’il s’agit là de quelque chose d’entièrement différent de la Kabbale (l’idée occultiste et moderne d’une « Rose-Croix Kabbalistique » est en effet une pure fantaisie), mais, pour appuyer cette assertion et ne pas s’en tenir à une simple négation, encore serait-il nécessaire de démontrer précisément que la Kabbale et l’Hermétisme sont deux formes traditionnelles entièrement distinctes. Toujours en ce qui concerne le Rosicrucianisme, nous ne pensons pas qu’il soit possible de « procurer une petite émotion aux dignitaires de la science classique » en rappelant le fait que Descartes a cherché à se mettre en rapport avec les Rose-Croix durant son séjour en Allemagne (t. II, p. 235) ; car ce fait est plus que notoire ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’a pu y parvenir, et l’esprit même de ses œuvres, aussi contraire qu’il soit possible à tout ésotérisme, est à la fois la preuve et l’explication de cet échec. Il est surprenant de voir citer, comme l’indice d’une possible affiliation de Descartes à la Fraternité, une dédicace (celle du Thesaurus mathematicus) qui est manifestement ironique et où au contraire on sent tout le dépit d’un homme qui n’avait pas pu obtenir l’affiliation qu’il avait cherchée. Ce qui est encore plus singuliers, ce sont les erreurs de M. Vulliaud en ce qui concerne la Maçonnerie ; aussitôt après s’être moqué d’Éliphas Lévi, lequel a en effet accumulé les confusions quand il a voulu se mettre à parler de la Kabbale, M. Vulliaud formule lui aussi, en parlant de la Maçonnerie, des affirmations qui ne sont pas moins divertissantes. Citons le passage suivant destiné à établir qu’il n’y a aucun lien entre la Kabbale et la Maçonnerie : « Il y a une remarque à faire sur le fait de limiter la Maçonnerie aux frontières européennes. La Maçonnerie est universelle, mondiale. Est-elle également kabbalistique auprès des Chinois et des Nègres ? » (t. II, p. 319). Certainement, les sociétés secrètes chinoises et africaines (les dernières se rapportent plus spécialement à celles du Congo) n’ont eu aucun rapport avec la Kabbale, mais n’en ont pas eu davantage avec la Maçonnerie ; et si celle-ci n’est pas « limitée aux frontières européennes », c’est uniquement parce que les Européens l’ont introduite dans d’autres parties du monde. Et voici qui n’est pas moins curieux : « Comment s’explique cette anomalie (si on admet que la Maçonnerie est d’inspiration kabbalistique) : le Franc-maçon Voltaire, qui n’avait que mépris pour la race juive ? » (p. 324). M. Vulliaud ignore donc que Voltaire ne fut reçu à la loge « Les Neufs Soeurs » qu’à titre purement honorifique, et six mois seulement avant sa mort ? D’autre part, même s’il avait choisi un meilleur exemple, cela ne prouverait encore rien, parce qu’il y a bien des Maçons, nous devrions même dire le plus grand nombre, même dans les plus hauts grades, auxquels toute connaissance réelle de la Maçonnerie est totalement étrangère (et nous pouvons inclure parmi ceux-ci certains dignitaires du Grand-Orient de France que M. Vulliaud, s’en laissant sans doute imposer par leurs titres, cite bien à tort comme des autorités). Notre auteur aurait été mieux inspiré en invoquant, à l’appui de sa thèse, le fait qu’il existe, en Allemagne et en Suède, des organisations maçonniques dont les juifs sont rigoureusement exclus ; il faut croire qu’il n’en savait rien, car il n’y fait pas la moindre allusion. Il est fort intéressant d’extraire de la note qui termine le même chapitre (p.328) les lignes suivantes : « Diverses personnes pourraient nous reprocher d’avoir raisonné comme s’il n’y avait qu’une seule forme de Maçonnerie. Nous n’ignorons pas les anathèmes de la Maçonnerie spiritualiste contre le Grand-Orient de France mais, tout bien pesé, nous considérons le conflit entre les deux écoles maçonniques comme une querelle de famille ». Nous ferons observer qu’il n’y a pas seulement « deux écoles maçonniques », mais qu’il en existe un très grand nombre, que le Grand-Orient de France, comme d’ailleurs celui d’Italie, n’est pas reconnu par les autres organisations parce qu’il rejette certains land marks ou principes fondamentaux de la Maçonnerie, ce qui constitue après tout, une « querelle » assez sérieuse (tandis que, entre les autres « écoles », les divergences sont loin d’être aussi profondes). Quant à l’expression de « Maçonnerie spiritualiste » elle ne correspond à rien, attendu qu’elle n’est qu’une invention de certains occultistes, de ceux dont M. Vulliaud est, en général, moins pressé d’accepter les suggestions. Et, un peu plus loin, nous voyons mentionnés comme exemple de « Maçonnerie spiritualiste », le Ku-Klux-Klan, et les Orangistes (nous supposons qu’il s’agit du Royal Order of Orange), c’est-à-dire deux associations purement protestantes, qui peuvent sans doute compter des Maçons parmi leurs membres, mais qui, en elles-mêmes, n’ont pas plus de rapport avec la Maçonnerie que les sociétés secrètes du Congo dont nous nous sommes occupé précédemment. Assurément, M. Vulliaud a bien le droit d’ignorer toutes ces choses et bien d’autres encore et nous ne pensons pas devoir lui en faire grief ; mais encore une fois, qu’est-ce qui l’obligerait à en parler, étant donné que ces questions étaient un peu en dehors de son sujet, et que d’autre part, sur ce sujet même, il n’a pas eu la prétention d’être absolument complet ? De toute façon, s’il y tenait, il aurait eu beaucoup moins de mal à recueillir, au moins sur certains de ces points, des informations assez exactes, plutôt que de rechercher une quantité de livres rares et inconnus qu’il se complaît à citer avec une certaine ostentation. Bien entendu, toutes ces réserves ne nous empêchent pas de reconnaître les mérites véritables de l’ouvrage, ni de rendre hommage à l’effort considérable dont il témoigne ; bien au contraire, si nous avons tellement insisté sur ses défauts, c’est parce que nous estimons que c’est rendre service à un auteur de lui faire des critiques sur des points très précis. Maintenant nous devons dire que M. Vulliaud, contrairement aux auteurs modernes qui le contestent (et parmi ceux-ci, chose étrange, il y a beaucoup d’Israélites), a très bien établi l’antiquité de la Kabbale, son caractère spécifiquement judaïque et strictement orthodoxe ; en effet il est de mode, chez les critiques « rationalistes » d’opposer la tradition ésotérique au rabbinisme exotérique, comme si ceux-ci n’étaient pas les deux aspects complémentaires d’une seule et même doctrine. En même temps, il a détruit un certain nombre de légendes trop répandues (par ces mêmes « rationalistes ») et dépourvues de toute base, comme celle qui veut rattacher la Kabbale aux doctrines néo-platoniciennes, celle qui attribue le Zohar à Moïse de Leon et en fait une œuvre qui date seulement du XIIIe siècle, celle qui prétend faire de Spinoza un kabbaliste, et d’autres encore plus ou moins importantes. De plus il a parfaitement établi que la Kabbale n’est pas du tout « panthéiste », comme certains l’ont prétendu (sans doute à cause du fait qu’ils croient pouvoir la rattacher aux théories de Spinoza, qui sont, elles, vraiment « panthéistes ») ; et c’est très justement qu’il observe qu’« on a fait un étrange abus de ce terme », qu’on applique à tort et à travers aux conceptions les plus variés, avec la seule intention de « chercher à produire un effet d’épouvante » (t. I, p. 429), et aussi, ajouterons-nous, parce qu’on se croit dispensé de toute discussion ultérieure. Cette absurde accusation est gratuitement et très fréquemment renouvelée contre toutes les doctrines orientales ; mais elle produit toujours son effet sur certains esprits timorés, bien que ce mot de « panthéisme », à force d’être utilisé abusivement finisse par ne plus rien signaler ; quand donc comprendra-t-on que les dénominations qu’ont inventées les systèmes de philosophie moderne ne sont applicables qu’à ceux-ci exclusivement ? M. Vulliaud montre encore qu’une prétendue « philosophie mystique » des Juifs, différente de la Kabbale, est une chose qui n’a jamais existé en réalité ; mais il a par contre le tort d’utiliser le mot « mysticisme » pour qualifier ladite Kabbale. Sans doute cela dépend du sens que l’on donne à ce mot, et celui qu’il indique (lequel en ferait à peu près un synonyme de « Gnose » ou connaissance transcendante) serait soutenable si on n’avait à se préoccuper que de l’étymologie, car il est exact que « mysticisme » et « mystère » ont une même racine (t. I, pp.124 et 131-132) ; mais enfin il faut bien tenir compte de l’usage établi qui en a modifié et restreint considérablement la signification. D’autre part, dans l’un ou dans l’autre de ces deux cas, il ne nous est possible d’accepter l’affirmation que « le mysticisme est un système philosophique » (p. 126) ; et si la Kabbale prend trop souvent chez M. Vulliaud une apparence « philosophique », c’est là une conséquence du point de vue « extérieur » auquel il a voulu se tenir. Pour nous la Kabbale est beaucoup plus une métaphysique qu’une philosophie, et elle est bien plus initiatique que mystique ; nous aurons d’ailleurs un jour l’occasion d’exposer les différences essentielles qui existent entre la voie des initiés et la voie des mystiques (lesquelles, notons-le en passant, correspondent respectivement à la « voie sèche » et à la « voie humide » des alchimistes). Quoi qu’il en soit, les résultats variés que nous avons signalés pourraient être désormais considérés comme définitivement acquis si l’incompréhension de quelques prétendus savants ne venait toujours remettre tout en question, en se reportant à un point de vue historique auquel M. Vulliaud a accordé (nous serions tenté de dire malheureusement, sans pourtant en méconnaître l’importance relative) beaucoup trop de place par rapport au point de vue proprement doctrinal. Au sujet de ce dernier, nous indiquerons comme plus particulièrement intéressants, dans le premier volume les chapitres qui concernent Ensoph et les Sephiroth (chap. IX), la Shekinah et Metatron (chap. XIII), bien qu’il eût été souhaitable d’y trouver davantage de développements et de précisions, ainsi que dans celui où sont exposés les procédés kabbalistiques (chap. V). En effet, nous nous demandons si ceux qui n’ont aucune connaissance antérieure de la Kabbale, se trouveront suffisamment éclairés par leur lecture. À propos de ce qu’on pourrait appeler les applications de la Kabbale, qui bien que secondaires par rapport à la doctrine pure, ne sont sûrement pas à négliger, nous mentionnerons dans le deuxième volume les chapitres consacrés au rituel (chap. XIV), ceux consacrés aux amulettes (chap. XV), et aux idées messianiques (chap. XVI) ; ils contiennent des choses vraiment nouvelles ou du moins assez peu connues ; en particulier, on peut trouver dans le chapitre XVI de nombreuses informations sur le côté social et politique qui contribue pour une bonne part à donner à la tradition kabbalistique son caractère nettement et proprement judaïque. Tel qu’il se présente dans son ensemble, l’ouvrage de M. Vulliaud nous semble surtout capable de rectifier un grand nombre d’idées fausses, ce qui est certainement quelque chose, et même beaucoup, mais ce n’est peut-être pas suffisant pour un ouvrage aussi important et qui veut être plus qu’une simple introduction. Si l’auteur en donne un jour une nouvelle édition, il serait souhaitable qu’il sépare aussi complètement que possible la partie doctrinale, qu’il diminue sensiblement la première partie, et donne davantage d’extension à la seconde, même si en agissant ainsi il court le risque de ne plus passer pour le « simple amateur » au rôle duquel il a trop voulu se limiter. Pour terminer cet examen du livre de M. Vulliaud, nous formulerons encore quelques observations au sujet d’une question qui mérite particulièrement l’attention, et qui a un certain rapport avec les considérations que nous avons eu déjà l’occasion d’exposer, spécialement dans notre étude sur Le Roi du Monde, nous voulons parler de celle qui concerne la Shekinah et Metatron. Dans son sens le plus général, la Shekinah est la « présence réelle » de la Divinité ; la première chose que nous devons faire remarquer c’est que les passages de l’Écriture où il en est fait spécialement mention sont surtout ceux où il est question de l’institution d’un centre spirituel : la construction du Tabernacle, l’édification des Temples de Salomon et de Zorobabel. Un tel centre, constitué dans des conditions régulièrement définies, devait être, en effet, le lieu de la manifestation divine, toujours représentée comme une « Lumière » ; et, bien que M. Vulliaud nie tout rapport entre la Kabbale et la Maçonnerie (tout en reconnaissant cependant que le symbole du « Grand Architecte » est une métaphore habituelle aux rabbins), l’expression de « lieu très éclairé et très régulier », que cette dernière a conservé, semble bien être un souvenir de l’ancienne science sacerdotale qui présidait à la construction des temples, et qui du reste n’était pas particulière aux Juifs. Il est inutile que nous abordions ici la théorie des « influences spirituelles » (nous préférons cette expression à celle des « bénédictions » pour traduire l’hébreu berakoth, d’autant plus que c’est le sens qu’a très nettement conservé en arabe le mot barakah) ; mais même en considérant les choses à ce seul point de vue, il serait possible d’expliquer la parole d’Élias Levita que M. Vulliaud rapporte : « Les Maîtres de la Kabbale ont à ce sujet de grands secrets. » Maintenant la question est d’autant plus complexe que la Shekinah se présente sous des aspects multiples ; elle a deux aspect principaux : l’un intérieur et l’autre extérieur (t. I, p. 495) ; mais ici, M. Vulliaud aurait pu s’expliquer un peu plus nettement qu’il ne l’a fait, d’autant plus que malgré son intention de ne traiter que de la « Kabbale juive », il a signalé précisément « les rapports entre les théologies juive et chrétienne à propos de la Shekinah » (p. 493). Or justement, il y a dans la tradition chrétienne, une phrase qui désigne avec le maximum de clarté les deux aspects dont il parle : Gloria in excelsis Deo, et in terra Pax hominibus bonae voluntatis. Les mots Gloria et Pax se réfèrent respectivement à l’aspect interne, par rapport au Principe, et à l’aspect extérieur, par rapport au monde manifesté ; et si on considère ces deux mots de cette façon, on peut comprendre immédiatement pourquoi ils sont prononcés par les Anges (Malakim) pour annoncer la naissance du « Dieu avec nous » ou « en nous » (Emmanuel). Il serait aussi possible, pour le premier aspect, de rappeler la théorie des théologiens sur la « Lumière de gloire » dans laquelle et par laquelle, s’accomplit la vision béatifique (in excelsis) ; et pour le second aspect nous dirons encore que la « Paix » dans son sens ésotérique, est indiquée partout comme l’attribut spirituel des centres spirituels établis en ce monde (terra). D’autre part le mot arabe Sakinah, qui est de toute évidence identique au mot hébreu, se traduit par « Grande Paix », laquelle est l’équivalent exact de la Pax Profunda des Rose-Croix, et de cette façon, il serait sans doute possible d’expliquer ce que ceux-ci entendaient par le « Temple du Saint-Esprit ». On pourrait de même interpréter d’une façon précise un certain nombre de textes évangéliques, d’autant plus que la « tradition secrète concernant la Shekinah aurait quelque rapport avec la lumière du Messie » (p. 503). Est-ce donc sans intention que M. Vulliaud, donnant cette dernière indication, dit qu’il s’agit de la tradition « réservée à ceux qui poursuivent le chemin qui mène au Pardes », c’est-à-dire, comme nous l’avons expliqué ailleurs, au Centre spirituel suprême ? Ceci nous amène encore à une autre observation ; un peu plus loin il est question d’un « mystère relatif au jubilé » (p. 506), lequel se rattache dans un certain sens à l’idée de « Paix » et à ce propos on cite ce texte du Zohar (III, 586) : « Le fleuve qui sort de l’Éden porte le nom de Jobel, comme celui de Jérémie (XVII, 8) : « Il étendra ses racines vers le fleuve », d’où il résulte que l’idée centrale du Jubilé est le retour de toutes choses à leur état primitif. » Il est clair qu’il s’agit ici du retour à l’« état primordial » envisagé par toutes les traditions et dont nous avons eu à nous occuper dans notre étude sur Dante ; et, quand on ajoute que « le retour de toutes choses à leur premier état annoncera l’ère messianique » (p. 507), ceux qui auront lu cette étude pourront se rappeler ce que nous avons dit au sujet des rapports entre le « Paradis terrestre » et la « Jérusalem céleste ». D’autre part ce dont il s’agit ici, partout et toujours, dans les phases diverses de la manifestation cyclique, c’est du Pardes, le centre de ce monde, que le symbolisme traditionnel de tous les peuples compare au cœur, centre de l’être et « résidence divine » (Brahma-pura dans la doctrine hindoue), comme le tabernacle qui en est l’image et qui, pour cette raison, est appelé en hébreu mishkan ou « habitacle de Dieu » (p. 493), mot qui a la même racine que le mot Shekinah. À un autre point de vue, la Shekinah est la synthèse des Sephiroth ; or, dans l’arbre séphirothique, la « colonne de droite » est le côté de la Miséricorde, et la « colonne de gauche » est le côté de la Rigueur ; nous devons donc retrouver ces deux aspects aussi dans la Shekinah. En effet « si l’homme pèche et s’éloigne de la Shekinah, il tombe sous le pouvoir des puissances (Sârim) qui dépendent de la Rigueur » (p. 507), et alors la Shekinah est appelée « main de la rigueur », ce qui rappelle immédiatement le symbole bien connu de la « main de justice ». Mais, au contraire, si l’homme se rapproche de la Shekinah, il se libère, et la Shekinah est « la main droite » de Dieu, c’est-à-dire que la « main de justice » devient alors la « main bénissante ». Ce sont les mystères de la « Maison de justice » (Beith-Din) qui est encore une autre désignation du Centre spirituel suprême ; et il est à peine besoin de faire observer que les deux côtés que nous avons considérés sont ceux où se répartissent les élus et les damnés dans les représentations chrétiennes du « Jugement dernier ». On pourrait également établir un rapprochement avec les deux voies que les Pythagoriciens représentaient par la lettre Y, et qui sous une forme exotérique étaient symbolisées par le mythe d’Hercule entre la Vertu et le Vice ; avec les deux portes céleste et infernale, qui, chez les Latins, étaient associées au symbolisme de Janus ; avec les deux phases cycliques ascendante et descendante qui, chez les Hindous, se rattachaient semblablement au symbolisme de Ganesha. Enfin, il est facile de comprendre ainsi ce que signifient véritablement des expressions comme celle d’« intention droite » et de « bonne volonté » (Pax hominibus bonoe voluntatis, et ceux qui connaissent les nombreux symboles auxquels nous avons fait ici allusion, verront que ce n’est pas sans raison que la fête de Noël coïncide avec le solstice d’hiver), quand on a soin de laisser de côté toutes les interprétations extérieures, philosophiques et morales, qui leur ont été données depuis les stoïciens jusqu’à Kant. « La Kabbale donne à la Shekinah un parèdre, qui porte des noms identiques aux siens, qui possède par conséquent les mêmes caractères » (pp. 496-498), et qui a naturellement autant d’aspects divers que ladite Shekinah : son nom est Metatron, et ce nom est numériquement équivalent à celui de Shaddaï, le « Tout-Puissant » (dont il est dit qu’il est le nom du Dieu d’Abraham). L’étymologie du mot Metatron est fort incertaine ; M. Vulliaud rapporte à ce propos plusieurs hypothèses, une de celles-ci la fait dériver du chaldaïque Mitra qui signifie « pluie », et qui a aussi, par sa racine, un certain rapport avec la « lumière ». S’il en est ainsi, d’ailleurs, la ressemblance avec le Mitra hindou et zoroastrien ne constitue pas une raison suffisante pour admettre un emprunt du Judaïsme à des doctrines étrangères, pas plus que ne constitue un emprunt le rôle attribué à la pluie dans les différentes traditions orientales, et à ce propos nous signalerons que la tradition juive parle d’une « rosée de lumière » qui émane de l’« Arbre de vie » et par le moyen de laquelle s’effectuera la résurrection des morts (p. 99), comme aussi d’une « effusion de rosée » qui représente l’influence céleste qui se communique à tous les mondes (p. 465), et qui rappelle singulièrement le symbolisme alchimique et rosicrucien. « Le terme de Metatron comporte toutes les acceptions de gardien, de Seigneur, d’envoyé, de médiateur » (p. 499) ; il est « l’Ange de la Face », et aussi « le Prince du Monde » (Sâr ha-ôlam) ; il est « l’auteur des théophanies, des manifestations divines dans le monde sensible » (p. 492). Nous dirions volontiers qu’il est le « Pôle céleste » et comme celui-ci a son reflet dans le « Pôle terrestre » avec lequel il est en relation directe selon l’« axe du monde », n’est-ce pas pour cette raison qu’il est dit que Metatron lui-même fut l’instructeur de Moïse ? Citons encore ces lignes : « Son nom est Mikael, le Grand Prêtre qui est holocauste et oblation devant Dieu. Et tout ce que les Israélites font sur la terre est accompli en conformité avec ce qui arrive dans le monde céleste. Le Grand Pontife ici-bas symbolise Mikael, prince de la clémence… Dans tous les passages où l’Écriture parle de l’apparition de Mikael, il s’agit de la gloire de la Shekinah » (pp. 500-501). Ce qui est dit ici des Israélites peut être dit de tous les peuples qui possèdent une tradition véritablement orthodoxe ; à plus forte raison faut-il le dire des représentants de la tradition primordiale dont toutes les autres dérivent et à laquelle elles sont toutes subordonnées. D’autre part, Metatron n’a pas seulement l’aspect de la Clémence, mais aussi celui de la Justice ; dans le monde céleste il n’est pas seulement le « Grand Prêtre » (Kohen hagadol), mais aussi le « Grand Prince » (Sâr ha-gadol), ce qui revient à dire qu’en lui se trouve le principe du pouvoir royal aussi bien que du pouvoir sacerdotal ou pontifical auquel correspond proprement la fonction de « médiateur ». Il faut observer également que Melek, « roi », et Maleak, « ange » ou « envoyé », ne sont en réalité que deux formes du même et unique mot ; de plus, Malaki, « mon envoyé » (c’est-à-dire l’envoyé de Dieu, ou « l’ange dans lequel est Dieu », Maleak ha-Elohim) est l’anagramme de Mikael. Il convient d’ajouter que, si Mikael s’identifie à Metatron comme nous l’avons vu, il n’en représente pourtant qu’un aspect ; à côté de la face lumineuse il y a aussi une face obscure, et nous touchons ici à d’autres mystères. En effet il peut sembler étrange que Samuel se nomme également Sâr ha-ôlam, et nous nous étonnons quelque peu que M. Vulliaud se soit borné à enregistrer se fait sans moindre commentaire (p. 512). C’est ce dernier aspect, et seulement celui-ci, qui en un sens inférieur est « le génie de ce monde », le Princeps hujus mundi dont il est question dans l’Évangile ; et ce rapport avec Metatron dont il est comme l’ombre, justifie l’emploi d’une même désignation d’un double sens, et fait comprendre en même temps pourquoi le nombre apocalyptique 666 est aussi un nombre solaire (il est formé en particulier du nom Sorath, démon du Soleil, et opposé en tant que tel à l’ange Mikael). Du reste M. Vulliaud remarque que selon saint Hippolyte, « le Messie et l’Antéchrist ont tous deux pour emblème le lion » (t. II, p. 373), qui est également un symbole solaire ; et la même observation pourrait être faite pour le serpent et pour beaucoup d’autres symboles. Du point de vue kabbalistique, c’est encore des deux faces opposées de Metatron qu’il s’agit ; d’une manière plus générale, il y aurait lieu de développer, sur cette question du double sens des symboles, toute une théorie qui ne semble pas avoir été encore exposée nettement. Nous n’insisterons pas davantage, au moins pour le moment, sur ce côté de la question, qui est peut-être un de ceux où l’on rencontre, pour l’expliquer, les plus grandes difficultés. Mais revenons encore à la Shekinah : celle-ci est représentée dans le monde inférieur par la dernière des dix Sephiroth, qui est appelée Malkuth, c’est-à-dire le « Règne », désignation qui est assez digne de remarque au point de vue où nous nous plaçons (autant que celle de Tsedek, « le Juste », qui en est parfois un synonyme) ; et Malkuth est « le réservoir où affluent les eaux qui viennent du fleuve d’en haut, c’est-à-dire toutes les émanations (grâces ou influences spirituelles) qu’elle répand en abondance » (t. I, p. 509). Ce « fleuve d’en haut » et les eaux qui en découlent nous rappellent étrangement le rôle attribué au fleuve céleste Gangâ dans la tradition hindoue, et on pourrait aussi faire observer que la Shakti, dont Gangâ est un aspect, ne manque pas d’une certaine analogie avec la Shekinah, ne serait-ce qu’en raison de la fonction « providentielle » qui leur est commune. Nous savons bien que l’exclusivisme habituel des conceptions judaïques ne se trouve pas très à l’aise avec de tels rapprochements, mais ils n’en sont pas moins réels et, pour nous, qui n’avons pas l’habitude de nous laisser influencer par certains préjugés, leur constatation présente un très grand intérêt, parce que c’est là une confirmation de l’unité doctrinale essentielle qui se dissimule sous l’apparente diversité des formes extérieures. Le réservoir des eaux célestes est naturellement identique au centre spirituel de notre monde, de là sourdent les quatre fleuves du Pardes, se dirigeant vers les quatre points cardinaux. Pour les Hébreux, ce centre spirituel est la colline sainte de Sion, à laquelle ils donnent l’appellation de « cœur du monde », et qui devient de cette façon pour eux l’équivalent du Méru des Hindous ou de l’Alborj des Perses. « Le Tabernacle de la Sainteté de Jéhovah, la résidence de la Shekinah, est le Saint des Saints, lequel est le cœur du Temple qui est lui-même le centre de Sion (Jérusalem), comme la Sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le centre du monde » (p. 509). C’est aussi de cette manière que Dante présente Jérusalem comme le « pôle spirituel », ainsi que nous avons eu l’occasion de l’expliquer ; mais quand on sort du point de vue proprement judaïque, ceci devient surtout symbolique et ne constitue plus une localisation au sens strict de ce mot. Tous les centres spirituels secondaires, constitués en vue des différentes adaptations de la tradition primordiale à des conditions déterminées, sont des images du centre suprême ; Sion peut n’être en réalité qu’un de ces centres secondaires, et il peut malgré cela s’identifier symboliquement au centre suprême en vertu de cette analogie, et ce que nous avons déjà dit ailleurs à propos de la « Terre Sainte », qui n’est pas seulement la Terre d’Israël, permettra de le comprendre plus facilement. Une autre expression très remarquable, comme synonyme de « Terre Sainte », est celle de « Terre des Vivants » ; il est dit que « la Terre des Vivants comprend sept terres », et M. Vulliaud remarque à ce propos que « cette terre est Chanaan dans laquelle il y avait sept peuples » (t. II, p. 116). Sans doute, ceci est exact au sens littéral ; mais symboliquement, ces sept terres ne correspondraient-elles pas aux sept dwîpas qui, selon la tradition hindoue ont le Mêru pour centre commun ? Et, s’il en est ainsi, quand les mondes anciens ou les créations antérieures à la nôtre sont représentés par les « sept rois d’Edom » (le nombre se trouve ici en rapport avec les sept « jours » de la Genèse), n’y a-t-il pas là une ressemblance, trop fortement accentuée pour être accidentelle, avec les ères des sept Manus comptées depuis le début du Kalpa jusqu’à l’époque actuelle ? Nous ne donnons ces quelques réflexions que comme un exemple des conséquences qu’il est possible de tirer des données contenues dans l’ouvrage de M. Vulliaud ; malheureusement il est fort à craindre que la plus grande partie des lecteurs ne puisse s’en apercevoir et en tirer les conséquences par leurs propres moyens. Mais faisant suivre ainsi la partie critique de notre exposition d’une partie doctrinale, nous avons fait un peu, dans les limites auxquelles nous avons dû forcément nous borner, ce que nous aurions souhaité trouver chez M. Vulliaud lui-même. —————————— [1] La Kabbale juive, compte rendu paru dans la revue Ignis, 1925, p. 116, traduit de l’italien par Gabriella Pirinoli. [2] La Kabbale juive : histoire et doctrine, 2 vol. in-8° de 520 et 460 p. (E. Nourry, Paris, 1923). |
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