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Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013 |
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Proceedings of the Aristotelian Society. New series, vol. XVIII, 1917-1918. – Londres, Williams and Norgate, 1918 ; vol. in-8°, 655 pages1. Karin Stephen. – Thought and intuition. – (Pensée et intuition.) Si l’on examine nos moyens de connaissance, il faut établir une distinction entre l’expérience directe et la pensée qui nous fournit une connaissance supplémentaire à propos de cette expérience. Cette pensée, faculté de concevoir et de raisonner, n’est, d’après M. Bergson, qu’un « pis-aller », imposé par les limitations de notre faculté de percevoir. En parlant ainsi, M. Bergson montre qu’il se préoccupe uniquement de l’« existence » et des moyens d’en accroître la connaissance : c’est là, pour lui, le problème que doit se proposer la philosophie, à l’exclusion de tout ce qui est pensée pure et science pure. Le travail de la pensée, qui s’efforce toujours de passer de l’expérience particulière à la loi générale, se ferait aux dépens de l’expérience elle-même, qu’il aurait pour effet de fragmenter et de déformer. L’expérience, au lieu de s’étendre, se limiterait en s’intellectualisant : nous n’y garderions que ce qui intéresse notre action sur les choses, et nous négligerions tout le reste ; et la même action limitative s’appliquerait à la mémoire aussi bien qu’à la perception présente. Ce que M. Bergson reproche à notre expérience « classifiée », ce n’est pas sa différence de contenu avec l’expérience primitive, car l’adjonction de la mémoire n’a pu que l’enrichir ; c’est sa différence de forme, sa division en choses distinctes, possédant en commun certaines qualités. La nouvelle méthode de la philosophie doit donc consister à revenir à la perception elle-même, et cela par l’intuition, qui n’est pas une faculté spéciale, mais bien l’acte mental qui combine le passé et le présent pour former l’expérience. C’est sur cette intuition que repose originairement, d’ailleurs, non seulement notre expérience, mais aussi toute notre connaissance à propos de celle-ci. Cette connaissance, avec le processus d’abstraction qu’elle implique, réagit ensuite sur notre expérience au point de ne plus nous laisser apercevoir la réalité qu’à travers des symboles, de sorte que nous imposons à l’expérience elle-même la forme qui n’appartient qu’aux symboles employés par la pensée. Ce que demande M. Bergson, c’est donc que l’expérience qui doit servir de point de départ à la philosophie soit aussi pleine et aussi immédiate que l’expérience peut l’être. Il y a là un effort intéressant pour éclaircir et préciser le sens de l’intuition bergsonienne et la façon dont il faut envisager ses rapports avec la pensée ou l’intelligence. Seulement, avec une philosophie de la nature de celle dont il s’agit, n’y a-t-il pas toujours lieu de craindre que, plus on essaie de la préciser, plus on risque de la déformer en l’intellectualisant ? F. C. Bartlett. – The development of criticism. – (Le développement de la critique.) Il y a lieu de distinguer, dans le développement psychologique de la critique, plusieurs degrés successifs, qui sont la simple appréciation, la critique conventionnelle et la critique rationnelle. L’influence du sentiment est prédominante au début, mais l’analyse et la réflexion permettent ensuite d’établir des lois générales et des principes directeurs qui conduisent à la critique rationnelle, affranchie de la détermination immédiate par le sentiment. Il faut encore envisager un autre type de critique, qu’on peut appeler intuitif, et dans lequel le jugement apparaît comme le résultat d’un certain caractère de l’objet qui échappe à l’analyse, ainsi que de la relation qui existe entre l’objet et la personne qui émet à son égard le jugement appréciatif. G. E. Moore. – The conception of reality. – (La conception de la réalité.) C’est la discussion d’une contradiction, au moins apparente, relevée dans l’ouvrage de M. Bradley intitulé Appearance and Reality, où il est dit, d’une part, que le temps est une apparence, qu’il « n’a pas de réalité » ou « n’appartient pas à la réalité », et, d’autre part, que les apparences, comme telles, « sont des faits », qu’elles « sont » ou « existent ». Faut-il, pour résoudre cette contradiction, admettre une distinction entre « existence » et « réalité », et, dans ce cas, en quel sens devra-t-on entendre la « réalité » ? Si M. Bradley l’entend dans le sens habituel, il ne peut échapper à la contradiction ; mais, s’il ne s’en est pas aperçu, cela tient sans doute à ce que, pour lui, le fait de penser à une chose suffit pour que cette chose existe, sans cependant qu’on puisse la déclarer réelle par là même. M. Moore n’est pas de cet avis, bien qu’il avoue ne pas se rendre compte clairement de ce que peut être la pensée d’une chose inexistante : d’un autre côté, il essaie de montrer que la réalité, au sens ordinaire, ne constitue pas une conception à proprement parler. Une discussion comme celle-là prouverait une fois de plus, s’il en était encore besoin, que les philosophes auraient le plus grand avantage à préciser avant tout la signification qu’ils entendent attribuer aux termes qu’ils emploient. J. A. Smith. – Is there a mathematics of intensity ? – (Y a-t-il une mathématique de l’intensité ?) La question traitée dans cette étude relève de ce que Kant appelle « logique transcendantale » ; elle concerne donc les fondements des sciences. Kant a employé l’expression mathesis intensorum pour désigner un certain genre de connaissance synthétique a priori de la nature, ce qui suppose qu’il y a une connaissance mathématique, possible ou actuelle, des objets qui sont intensa. Il faut donc voir si la méthode mathématique est vraiment applicable à l’étude de l’intensité. Si l’on recherche un caractère intrinsèque permettant de distinguer les mathématiques de toute autre science, on trouve que leur méthode consiste essentiellement dans le dénombrement, auquel on peut à la rigueur ajouter la mesure. Or les quantités intensives ne sont ni des multitudes dénombrables ni des grandeurs mesurables, bien qu’elles présentent certaines analogies avec les unes et les autres. La conclusion semble donc devoir être que, pour de telles quantités, une connaissance mathématique ou exacte est impossible ; il y a des choses dont la nature n’admet qu’une connaissance « inexacte », sans d’ailleurs qu’une telle « inexactitude » doive être regardée comme un défaut. Nous nous permettrons ici une objection : si l’intensité est vraiment une quantité, il est étrange que son étude échappe à la méthode mathématique ; et, en ce qui concerne les intensa d’ordre physique (densité, température, éclairement, etc.), leur nature quantitative ne saurait guère être mise en doute. Seulement, on peut parler aussi d’intensité en un sens tout différent, et c’est ce qu’on fait parfois en psychologie, pour les sensations par exemple ; ce sont de tels cas que M. Smith nous paraît avoir eu surtout en vue, et son tort est de croire qu’on peut là encore parler de quantité. Pour nous aussi, il y a des choses auxquelles les mathématiques ne sont pas applicables, mais ce sont celles qui ne rentrent pas dans la catégorie de la quantité. C. F. D’Arcy. – The theory of a limited Deity. – (La théorie d’une Déité limitée.) C’est un examen critique de certaines théories récentes, en particulier de celle de William James. Ceux qui ont émis de semblables conceptions l’ont fait, pour la plupart, parce qu’ils ont pensé que l’existence du mal était incompatible avec la doctrine d’un Dieu tout-puissant. Le Dr D’Arcy commence par exposer l’évolution historique des conceptions religieuses, qui auraient passé successivement par les phases animiste, polythéiste et monothéiste. Cette évolution se continue encore aujourd’hui ; mais doit-elle aller dans le sens d’une doctrine comme celle d’un Dieu limité ? L’auteur pense qu’une telle doctrine est beaucoup moins logique que le polythéisme, dont elle semble se rapprocher à certains égards : d’ailleurs, les arguments que James veut tirer de l’« expérience religieuse » et de l’étude de certains phénomènes psychiques ne prouvent réellement rien en sa faveur. Le développement historique a toujours été en élevant l’idée de Dieu, et non en la dégradant ; la conclusion sera donc pour une conception d’un Dieu qui soit à la fois personnel et « super-personnel ». Il est certain que les préoccupations morales sont celles qui prédominent chez James et chez bien d’autres penseurs contemporains. Quand le Dr D’Arcy dit que nous attachons maintenant plus d’importance à la bonté de Dieu qu’à sa sagesse ou à sa puissance, il a peut-être le tort de trop généraliser ; mais il n’en est pas moins vrai que la tendance de certaines formes religieuses à dégénérer en « moralisme » est un fait qu’il serait intéressant d’étudier comme tel. Seulement, la confusion du point de vue moral avec le point de vue métaphysique n’est pas l’unique source des conceptions d’une Déité limitée : chez Renouvier, par exemple, dont il n’est pas question dans cette étude, c’est tout autre chose : les « finitistes » de ce type, ayant argumenté très justement contre le prétendu infini mathématique, croient avoir ruiné par là même l’idée de l’infini métaphysique, dont ils montrent ainsi qu’ils ignorent la véritable nature. Quoi qu’il en soit, il semble que, dans tous les cas, il y ait toujours une confusion à la base ; et, d’autre part, nous sommes d’accord avec le Dr D’Arcy lorsqu’il pense que le polythéisme devrait être l’aboutissement logique de semblables conceptions. Ajoutons que l’idée d’une Déité limitée est toujours celle d’un être particulier, et que l’existence de tels êtres n’est qu’une question de fait, sans aucun rapport avec les problèmes qui peuvent se poser au sujet des principes métaphysiques. Enfin, quant à la conclusion du Dr D’Arcy, le sens où il veut que les termes théologiques soient entendus n’est pas autre chose que ce que la philosophie scolastique appelle le « sens analogique », et la conception qu’il indique à la fin n’est qu’une esquisse partielle de ce qui a été développé complètement par certaines des plus anciennes doctrines de l’Orient : curieuse rencontre pour un partisan de l’évolution « progressive » des idées religieuses ! J. B. Baillie. – Anthropomorphism and Truth. – (Anthropomorphisme et Vérité.) Il y a deux façons opposées et inconciliables de concevoir la vérité : pour les uns, elle est indépendante de l’esprit et s’impose à lui ; pour les autres, elle lui est au contraire subordonnée et n’est qu’un instrument pour la réalisation de ses intérêts pratiques. Les uns et les autres semblent oublier, d’une part, que l’esprit individuel n’est jamais complètement développé, et, d’autre part, que la réalité de l’individualité indivisible réside à la fois derrière les processus de l’action pratique et ceux de l’activité intellectuelle. Toutes les fonctions de l’esprit individuel, intellectuelles ou autres, doivent être regardées comme des moyens d’accomplissement de son propre type d’existence, chaque fonction n’étant d’ailleurs qu’une certaine activité spécialisée de l’esprit tout entier. La vie humaine, en particulier, est un arrangement conscient du monde suivant un point de vue spécifiquement humain, et c’est là ce que l’auteur entend par « anthropomorphisme ». Cette conception n’est développée ici qu’en ce qui concerne la connaissance scientifique ; mais ce n’est peut-être pas sur ce terrain, quoi qu’en pense M. Baillie, qu’un « relativisme » de ce genre rencontre les plus graves difficultés. J. W. Scott. – Realism and politics. – (Réalisme et politique.) Le réalisme, au sens où il est entendu ici, s’oppose à l’idéalisme, non pas en regardant les choses comme « non-mentales », mais en les regardant comme « non-construites », c’est-à-dire en consacrant tous ses efforts à maintenir le « donné » intact. Ceci étant, l’auteur se propose de montrer qu’il y a du réalisme dans la doctrine de M. Bergson, que celle-ci se rapproche par ce côté de celle de M. Russell, et que ce réalisme est pour toutes deux le point de contact avec les conceptions qui sont à la base de certains mouvements sociaux, tels que le nouveau socialisme ou le syndicalisme révolutionnaire. F. C. Schiller. – Omnipotence. – (La toute-puissance.) C’est une discussion de l’étude du Dr D’Arcy, dont nous avons rendu compte plus haut. L’auteur s’attache d’abord à analyser le problème de « Dieu », c’est-à-dire à distinguer les différentes questions qu’il implique, puis à montrer que les arguments du Dr D’Arcy contre la conception d’un Dieu limité ne sont pas concluants, et enfin il essaie d’établir que l’idée d’un Dieu tout-puissant a moins de « valeur » spirituelle et religieuse que celle d’un Dieu fini. Dans cette dernière partie, le point de vue « pragmatiste » de M. Schiller apparaît nettement ; il veut aussi y montrer que la notion de la toute-puissance divine a pour origine psychologique le besoin de sécurité qui, dans un autre domaine, donne également naissance à la notion de la « validité » logique. Il nous semble qu’il y a en tout ceci bien des confusions : ainsi, la conception de « Dieu » est présentée comme une réponse, parmi d’autres également possibles, à une certaine série de questions : mais cela ne suppose-t-il pas qu’il s’agit d’une conception unique et déterminée ? Une des questions auxquelles elle doit répondre est celle dont les diverses solutions sont représentées par le monisme, le dualisme et le pluralisme ; et, pour M. Schiller, cette question concerne la réalité envisagée sous un aspect « quantitatif », comme si la notion de l’unité arithmétique et celle de ce qui est appelé analogiquement l’unité métaphysique n’étaient qu’une seule et même notion. D’autre part, les préoccupations d’ordre moral tiennent ici une place considérable : il faut, par exemple, que la distinction du bien et du mal existe pour Dieu comme pour l’homme. Des discussions comme celle-là naissent surtout de questions mal posées, et du mélange de plusieurs points de vue radicalement différents ; la position classique du problème de l’« existence de Dieu », les termes mêmes de ce problème, impliquent des confusions multiples, au milieu desquelles on se débattra vainement tant qu’on ne commencera pas par déterminer comme ils doivent l’être les rapports de la métaphysique avec la théologie, et ceux de l’une et de l’autre avec la science. Arthur Robinson. – Behaviour as a psychological concept. – (L’attitude comme concept psychologique.) Nous n’essayons de rendre « behaviour » par « attitude » que faute de trouver un meilleur terme en français : c’est la façon dont un être vivant se comporte et réagit à l’égard du milieu ; c’est, en somme, une forme plus compliquée de l’action réflexe. On a essayé de transporter cette conception du domaine de la biologie à celui de la psychologie, d’où ce qu’on appelle « behaviourism », qui présente d’ailleurs plusieurs formes et plusieurs degrés : pour certains, la notion dont il s’agit n’est en psychologie qu’un point de départ ; pour d’autres, elle en constitue tout l’objet et doit se substituer complètement à la notion même de la conscience. M. Robinson fait la critique de ces théories, et montre qu’elles confondent purement et simplement la psychologie avec la physiologie, en éliminant ce qui en constitue les éléments véritablement caractéristiques : la psychologie ne peut être que l’étude de l’organisme conscient en tant que conscient. H. J. W. Hetherington. – The conception of a unitary social order. – (La conception d’un ordre social unitaire.) Le trait le plus caractéristique de la récente philosophie sociale est la critique de l’autorité de l’État, et le désir de substituer, au contrôle unitaire de la vie sociale par l’État, un contrôle des intérêts par les institutions qui leur correspondent respectivement. L’État est conçu comme hostile à la liberté des individus et à celle de tous les autres groupements sociaux, et cela de deux façons : les uns lui reprochent son caractère rigide et mécanique ; les autres, son intrusion dans des domaines qui ne relèveraient pas de sa compétence naturelle. Pour ces derniers, l’État n’est qu’une institution particulière parmi d’autres institutions « fonctionnelles », dont chacune doit être également souveraine dans son propre domaine. L’auteur cherche à montrer que toutes ces critiques, en opposition avec les théories traditionnelles, tendent à éliminer la conception de l’« obligation », essentielle à toute explication rationnelle de l’organisation sociale. Albert A. Cock. – The ontological argument for the existence of God. – (L’argument ontologique pour l’existence de Dieu.) L’argument ontologique, tel qu’il a été formulé par saint Anselme, est représenté à tort comme impliquant l’addition de l’existence comme un prédicat, alors qu’il est une démonstration de l’invalidité de sa soustraction. La plupart des critiques qui en ont été faites portent en réalité sur la définition de Dieu ; et il ne faut pas perdre de vue que l’argument concerne exclusivement id quo nihil majus cogitari potest. M. Cock montre en particulier que la critique faite par Kant est illégitime, parce que la position même de Kant, limitant la connaissance humaine « au donné, subsumé par nous sous les formes de l’espace et du temps », lui interdit le seul terrain sur lequel peut être valablement discuté l’argument ontologique : il ne peut y avoir rien de commun entre la théorie kantienne de la connaissance et la définition de Dieu qui est en question. Si nous sommes assez de l’avis de M. Cock sur ce point, nous le sommes moins lorsqu’il dit que ce qui fait paraître l’argument peu satisfaisant, c’est son caractère purement intellectuel. Nous pensons au contraire qu’il doit être tel pour pouvoir prétendre à une portée métaphysique véritable, mais que son plus grand défaut (sans parler de l’équivoque du mot « existence ») consiste en ce qu’il est une transposition fautive d’une vérité métaphysique en termes théologiques : partisans et adversaires de l’argument nous font presque toujours l’effet de discuter sur la possibilité d’appliquer à « un être » ce qui n’est vrai que de « l’Être ». J. S. Haldane, D’Arcy W. Thompson, P. Chalmers Mitchell et L. T Hobhouse. – Are physical, biological and psychological categories irreductible ? – (Les catégories physiques, biologiques et psychologiques sont-elles irréductibles ?) Le sujet de cette discussion est la question de savoir si les « catégories » ou conceptions générales employées d’ordinaire pour interpréter les phénomènes physiques, biologiques et psychologiques sont essentiellement différentes et inconciliables entre elles. M. Haldane soutient leur irréductibilité, et, par conséquent, l’insuffisance d’une explication mécaniste pour les phénomènes vitaux : il s’attache à montrer que l’idée d’un mécanisme maintenant constamment et reproduisant sa propre structure est contradictoire. D’ailleurs, même pour les phénomènes physiques, l’hypothèse mécaniste n’est pas vraiment explicative ; en nous en servant, nous employons des conceptions simplifiées, schématisées en quelque sorte, commodes par là même, et légitimes dans certaines limites. Quand nous tentons d’appliquer ces conceptions aux phénomènes biologiques et psychologiques, l’erreur apparaît ; il faut donc recourir à d’autres conceptions, susceptibles de s’appliquer à une autre grande classe de phénomènes. De même, les conceptions biologiques, qui sont encore relativement simplifiées, ne peuvent, sans erreur grossière, être appliquées aux phénomènes psychologiques. En un mot, il s’agit d’interprétations plus ou moins partielles et incomplètes, dont l’insuffisance se révèle successivement à l’égard de tel ou tel genre de phénomènes. Laissant de côté la question des phénomènes psychologiques, M. Thompson défend le mécanisme, sinon comme explication totale de la vie, du moins comme explication du détail des phénomènes biologiques. Il reprend, pour les discuter, les arguments et les exemples de M. Haldane, à qui il reproche en outre de n’avoir pas indiqué nettement en quoi consistent les conceptions proprement biologiques. Après avoir développé les raisons de sa confiance dans le mécanisme, même là où il peut paraître actuellement insuffisant, il précise que le sens où il l’entend n’implique nullement le matérialisme, et n’exclut même pas un certain point de vue téléologique ; mécanisme et finalisme sont deux voies différentes, mais qui peuvent arriver à se rejoindre au sommet. M. Mitchell croit à l’insuffisance du mécanisme, mais il n’en tire pas les mêmes conclusions que M. Haldane. Pour lui, les catégories de la physique et de la biologie, en devenant de moins en moins mécaniques, se rapprochent de celles de la psychologie : la tendance de la science est vers une synthèse des catégories, et l’observation, plus peut-être que la pensée, permet d’admettre la possibilité de cette synthèse où la matière, la vie et l’esprit seraient regardées comme différents aspects d’une même réalité. M. Hobhouse s’attache d’abord à définir trois types d’activité, mécanique, organique et téléologique, puis à montrer que le second peut se réduire à un cas particulier du premier ou du troisième, tandis que ceux-ci restent des catégories foncièrement irréductibles. Or, si une partie de l’activité des organismes vivants est mécanique, une autre partie semble bien présenter un caractère téléologique : et ceci s’explique si l’on envisage l’être vivant comme « un tout psycho-physique », corps et âme n’étant pas des entités séparées, mais seulement des aspects distincts et peut-être incomplets d’un être réel unique. Dorothy Wrinch. – On the summation of pleasures. – (Sur la sommation des plaisirs.) La valeur d’un ensemble de plusieurs plaisirs ne peut pas être regardée comme égale à la somme des valeurs de ces divers plaisirs pris à part : il faut ajouter à cette somme l’influence, positive ou négative, de chacun de ces plaisirs sur les autres. Ceci, d’après l’auteur, ne suppose pas que le plaisir est quantitatif, mais seulement que les plaisirs peuvent être rangés dans un ordre impliquant entre eux une série d’inégalités. Il est vrai qu’on échappe ainsi aux difficultés que soulèverait une définition de l’égalité de deux plaisirs, mais on peut se demander si une addition qui porte sur une autre chose que sur des quantités est susceptible d’une signification bien définie. D’ailleurs, une théorie de ce genre ne rappelle-t-elle pas un peu trop la fameuse « arithmétique des plaisirs » de Bentham, avec tout ce qu’elle avait d’arbitraire et d’inconsistant ? Arthur Lynch. – Association. – (L’association.) Si l’on considère l’association des éléments de tout ordre qui constituent un être et les réactions de ces éléments les uns sur les autres, on peut énoncer le principe suivant : étant donné un système, tel qu’un être humain par exemple, composé de certains éléments physiques et mentaux, et étant donné aussi le pouvoir d’interpréter les réactions des forces physiques et mentales à l’intérieur du système, on pourra déterminer les mouvements de ce système dans un milieu donné. Cette possibilité est évidemment théorique, mais elle est néanmoins susceptible d’ouvrir une voie intéressante pour certaines recherches psychologiques : ainsi, la considération du « facteur personnel » dans une activité d’un ordre quelconque permet d’envisager la solution de problèmes tels que la détermination du caractère et du tempérament d’un auteur d’après un examen méthodique de ses œuvres. Aristotelian Society. Supplementary vol. II. Problems of Science and Philosophy. – Londres, Williams and Norgate, 1919 ; vol. in-8° 220 pages. – Ce volume contient les communications lues à la session tenue en commun, du 11 au 14 juillet 1919, par l’Aristotelian Society, la British Psychological Society et la Mind Association2. Hastings Rashdall, J.-H. Muirhead, F.-C.-S. Schiller et C.-F. d’Arcy. – Can individual minds be included in the mind of God – (Les esprits individuels peuvent-ils être inclus dans l’esprit de Dieu ?) I. – Contre MM. Bradley et Bosanquet, M. Rashdall soutient la thèse négative, parce que, dit-il, une conscience ne peut en aucune façon faire partie d’une autre conscience. On voit par là qu’il pose la question sur un terrain qui est plutôt psychologique ; il le déclare expressément, et d’ailleurs la métaphysique n’est-elle pas interdite à quiconque avoue, comme lui, ne pouvoir se placer en dehors du temps ? Il fait une distinction entre l’Absolu, qui peut inclure tous les esprits, mais dont il semble se désintéresser parce que ce n’est pas une « conscience », et Dieu, qui, comme « esprit » (mind) ou « conscience », ne peut pas inclure d’autres esprits. On pourrait même être tenté de penser que ce Dieu doit être limité, puisque « Dieu et l’homme sont deux esprits qui font partie d’un même univers ». Quant à la différence qu’il convient de faire entre « identité d’existence » et « identité de contenu », il y aurait beaucoup à en dire, mais nous ne pouvons aborder ici cette question. II. – M. Muirhead ne pense pas que la conception de l’Absolu comme comprenant tout entraîne l’impossibilité que cet Absolu soit « esprit » en un certain sens, et il envisage une « inclusion » qui, sans supprimer l’existence séparée, se fonderait essentiellement sur une unité d’« intention » (purpose), donnant une direction commune aux actions particulières qui appartiennent aux individus. III. – Pour M. Schiller, il y a peut-être une contradiction entre l’existence distincte des esprits individuels et leur inclusion en Dieu, et une contradiction de ce genre pourrait provenir de ce que les conceptions religieuses ont une source psychologique qui est plus sentimentale qu’intellectuelle ; mais, pourtant, on constate expérimentalement des exemples d’une sorte d’inclusion d’un esprit dans un autre, soit dans les cas anormaux de « dissociation de la personnalité », soit même dans les relations normales entre la conscience à l’état de veille et la conscience dans l’état de rêve. Seulement, ces analogies ne suggèrent aucune explication, et, pour ce qui est de l’unité d’intention qu’envisage M. Muirhead, M. Schiller objecte qu’une intention suppose une limitation qui ne saurait être applicable aux opérations d’un esprit universel. IV. – Suivant M. d’Arcy, il faut, parmi les différents sens du mot « inclusion », partir de celui dans lequel on peut dire que notre expérience inclut tous nos objets. De même que chaque esprit est le principe d’unité de sa propre expérience, de même il doit y avoir, analogiquement, un principe suprême d’unité qui dépasse les oppositions entre les existences individuelles et produit l’unification finale ; et, dans les deux cas, l’unification assure à chacun des éléments qu’elle comprend la conservation de sa propre nature particulière. Pour qu’il en soit ainsi, il est d’ailleurs insuffisant de concevoir Dieu comme « personnel » ; il faut qu’il soit « personnel et quelque chose de plus ». Cela est beaucoup plus vraiment métaphysique que tout ce qui avait été dit jusque-là dans cette discussion, et aussi, quoi que semble en penser l’auteur lui-même, que les diverses considérations auxquelles il se livre ensuite, et qui font intervenir la question d’une vue « spirituelle » ou « matérielle » de la réalité. G. Dawes Hicks, G.-E. Moore, Beatrice Edgell et C.-D. Broad. – Is there « Knowledge by acquaintance » ? La question posée ici est difficilement traduisible, car il n’y a guère, en français, que le mot « connaissance » pour rendre à la fois « Knowledge » et « acquaintance » ; mais M. Russell distingue deux sortes de « Knowledge » : l’une, qu’il appelle « présentation » ou « acquaintance », est une relation à deux termes d’un sujet à un seul objet ; l’autre, qu’il appelle « judgment », est une relation multiple d’un sujet à plusieurs objets. La question est donc de savoir si cette distinction est fondée ; la connaissance par « acquaintance », si elle existe vraiment, serait d’ailleurs exempte d’erreur, car c’est seulement dans le jugement que nous pouvons nous tromper, toute erreur portant sur les relations de plusieurs objets entre eux. I. – Pour M. Dawes Hicks, on confond, sous le terme d’« acquaintance », deux sortes différentes de relations : la relation d’un sujet à un objet, et la relation de ce sujet à sa conscience d’un objet ; or c’est la seconde seulement qui est « directe », caractère que M. Russell attribue à l’« acquaintance ». En répondant négativement à la question, M. Hicks entend donc, au fond, dénier à la connaissance sensible le caractère « intuitif » ; et, pour cela, il insiste sur la difficulté de tracer une limite définie entre l’« acquaintance » et le jugement, notamment dans le cas des relations et des qualités sensibles envisagées abstraitement : si tout acte de connaissance implique distinction et comparaison, il est inséparable de quelque jugement. Quant à l’opposition qu’on veut établir entre la connaissance des « choses » et celle des « vérités », si un objet des sens ne peut être dit proprement vrai ou faux, la façon dont un objet apparaît peut l’être, et dans le sens même où le sont les propositions. II. – M. Moore maintient que ce que M. Russell veut dire par « acquaintance » est un fait dont l’existence est incontestable, quoi qu’il en soit de ses théories à ce sujet. L’« acquaintance » est identique, soit avec la relation de sujet et d’objet, soit avec une variété particulière de cette relation ; mais il faut d’ailleurs admettre qu’elle ne peut pas avoir pour les qualités abstraites la même signification que pour les données des sens proprement dites. Ce qui est véritablement en question, ce n’est pas tant l’existence de la connaissance par « acquaintance » que la théorie de M. Russell suivant laquelle il peut y avoir « acquaintance » sans jugement, en ce sens que l’« acquaintance » serait logiquement indépendante de la connaissance des vérités ; et il est possible en effet que cette théorie soit fausse, les arguments qui l’appuient ne semblant pas très concluants. III. – Mais, pour Miss Edgell, cette théorie équivaut à l’affirmation même de l’« acquaintance » en tant que relation cognitive ; en niant la théorie, elle entend donc nier la connaissance par « acquaintance », qu’elle déclare psychologiquement impossible, parce que rien ne pourrait en sortir, et qu’elle regarde simplement comme « un mythe inventé par l’épistémologie ». IV. – M. Broad trouve préférable de diviser la question : en premier lieu, y a-t-il « acquaintance » ? Il répond affirmativement sur ce point, en définissant l’« acquaintance » comme la relation que nous avons avec les données des sens antérieurement à tout acte de jugement, et qui subsiste d’ailleurs lorsque le jugement s’est produit. En second lieu, cette « acquaintance » est-elle une connaissance ? Elle ne l’est pas dans le même sens que le jugement vrai, qui constitue la véritable connaissance ; elle peut être dite « cognitive », mais il faut faire une distinction entre « acquaintance » et connaissance par « acquaintance ». Cette dernière peut être regardée comme directe en ce sens qu’elle n’est pas atteinte par inférence, et elle s’oppose à la connaissance par « description » ; mais il ne résulte pas de là que les jugements fondés sur l’« acquaintance » soient nécessairement infaillibles, bien que le risque d’erreur semble y être à son plus bas degré. Ettore Galli. – Nel regno del conoscere e del ragionare. – (Dans le domaine de la connaissance et du raisonnement.) – 1 vol. in-8°, 300 pp., Fratelli Bocca, Turin, 1919. Alle radici della morale. – (Aux racines de la morale.) – 1 vol. in-8°, 415 pp., Società Editrice « Unitas », Milan, 19193. Dans le premier de ces deux ouvrages, l’auteur tente de rapprocher le point de vue logique du point de vue psychologique, nous devrions même dire de le réduire à celui-ci, en montrant que le processus du raisonnement ne fait que reproduire et continuer le processus formatif ou génétique de la connaissance. Il insiste, trop exclusivement peut-être, sur l’action « synthétisante » de la pensée : un « schéma général » se formerait par la superposition de sensations successives produisant le renforcement de leurs éléments communs, et non par l’élimination de leurs différences : quand un tel schéma est constitué, le jugement consiste à y faire rentrer un fait nouveau. L’induction serait le mode fondamental du raisonnement, parce qu’elle procède dans le sens qui est celui de l’acquisition de la connaissance, en rapportant les cas particuliers à un schéma général ; la déduction, au contraire, devrait se fonder sur une induction préalable, qu’elle ne ferait que reproduire en sens inverse. La logique, telle qu’on la conçoit d’ordinaire, aurait donc le tort d’envisager sous un point de vue statique des faits qu’on ne peut expliquer qu’en les considérant dynamiquement, dans leur développement psychologique, parce que, la pensée étant une, les lois logiques ne sont au fond que des lois psychologiques. Cette réduction est-elle vraiment justifiée ? Sans doute, les opérations logiques sont, en un sens, des faits psychologiques, et peuvent être étudiées sous cet aspect ; mais ce n’est point ce que se propose la logique, qui, à vrai dire, ne les envisage même aucunement en tant que « faits ». La distinction et même la séparation des deux points de vue logique et psychologique aura donc toujours sa raison d’être, car deux sciences peuvent être réellement distinctes tout en étudiant les mêmes choses, par cela seul qu’elles les étudient sous des points de vue différents. Ainsi, vouloir absorber la logique dans la psychologie reviendrait pour nous à la supprimer ; mais il est possible, après tout, que le point de vue même de la logique apparaisse comme inexistant ou illégitime aux yeux de certains, et surtout de ceux qui, comme c’est ici le cas, veulent faire dériver toute connaissance de la seule sensation et se refusent à y admettre aucun principe d’un autre ordre, aussi bien qu’à distinguer l’idée de l’image. Mais n’est-il pas un peu étrange, alors qu’on veut mettre en discussion les fondements mêmes de la certitude logique, qu’on tienne d’autre part pour indiscutables certaines théories « évolutionnistes », qui ne sont pourtant que de simples hypothèses ? La même tendance à tout ramener à la psychologie s’affirme également dans le second ouvrage, cette fois à l’égard de la morale : mais elle est ici, selon nous, beaucoup plus justifiée que dans le cas précédent, car la morale, n’ayant qu’une portée toute pratique, ne serait rien si elle ne prenait sa base dans la psychologie. La thèse de l’auteur peut se résumer brièvement en ceci : la morale est une expression de la tendance qui pousse l’homme, comme tout être vivant, à rechercher spontanément les conditions d’existence les plus favorables ; le sentiment fait trouver bon ce qui est utile ou avantageux à la vie, ce qui produit le « bien-être » sous toutes ses formes, et de là est dérivée, par abstraction, la notion du bien moral. Les tendances que la morale a pour but de satisfaire sont donc, au fond, des forces biologiques qui ont revêtu chez l’homme un caractère psychique : si l’on fait intervenir, en outre, les conditions de la vie sociale, envisagée essentiellement comme une collaboration, on pourra s’expliquer l’origine des notions comme celles de droit et de devoir. Si la morale suppose que la vie a une valeur par elle-même, c’est parce qu’il est de la nature de la vie de tendre toujours à se conserver et à s’améliorer ; et c’est cet attachement à la vie, fait purement sentimental tout d’abord, qui conduit ensuite à postuler le bien comme une exigence de la raison. Nous sommes tout à fait d’accord avec l’auteur lorsqu’il ne veut voir dans les notions morales qu’une transformation d’éléments sentimentaux, et encore ces éléments ne sont-ils peut-être jamais aussi complètement rationalisés qu’il le pense : ainsi, la conception du « devoir pour le devoir » peut-elle être regardée comme ayant un caractère absolument logique ? Seulement, les facteurs qui concourent à l’élaboration de ces notions sont extrêmement complexes, et nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en rendre compte entièrement par ce que nous pourrions appeler un « utilitarisme biologique » : on arrive ainsi, sans doute, à quelque chose qu’on peut appeler « bien » si l’on veut, mais qui n’est pas précisément le bien moral. Ce qui n’est pas vraiment expliqué par cette théorie, ce sont les caractères particuliers qui constituent proprement le point de vue moral ; pour nous, non seulement ce point de vue ne se comprend aucunement en dehors de la vie sociale, mais il suppose en outre des conditions psychologiques beaucoup plus spéciales qu’on ne le pense d’ordinaire. D’ailleurs, il ne faudrait pas exagérer l’importance du sentiment et de ce qui en dérive jusqu’à en faire tout l’essentiel de la nature humaine ; il est vrai que l’intelligence doit se réduire à bien peu de chose pour qui veut la faire sortir tout entière de la sensation. T.-L. Penido. – La méthode intuitive de M. Bergson. Essai critique. – 1 vol. in-8°, 226 pp., F. Alcan, Paris, 19184. Cet ouvrage comprend, en premier lieu, un exposé de l’intuitionnisme bergsonien ; et l’auteur doit être félicité d’avoir su mener à bien cette partie de sa tâche, car il est fort difficile de donner une idée claire et précise de ce qu’il caractérise très justement comme « une doctrine fuyante à l’extrême, estompant sans cesse ses thèses et atténuant ses affirmations, se donnant comme constituée simplement par une série de probabilités croissantes, c’est-à-dire comme capable d’améliorations et de progrès indéfinis ». Il y a même ceci de remarquable que M. Bergson, tout en affichant un certain mépris théorique de l’analyse, est aussi loin que possible de s’en dégager en fait, et que sa philosophie, qui insiste tant sur la simplicité irréductible de l’acte intuitif, se développe en aperçus d’une prodigieuse complexité. Mais nous n’insisterons pas ici sur l’exposition de la doctrine, et nous signalerons de préférence les principaux points de la critique qu’en fait ensuite M. Penido, et qui constitue la seconde partie de son livre : critique assez sévère parfois, tout en s’efforçant de rester sympathique, surtout au sens de cette « sympathie divinatrice » qui permet, d’après M. Bergson lui-même, de pénétrer « dans la mesure du possible », en s’y « insérant », la pensée du philosophe. D’abord, qu’est-ce au juste que l’intuition bergsonienne ? On ne peut sans doute « exiger une définition de ce qui, par hypothèse, est indéfinissable », mais on peut s’étonner d’en rencontrer des descriptions tout à fait diverses, et il est fort contestable que M. Bergson soit parvenu, comme l’affirme un de ses disciples, à « donner à la notion d’intuition un contenu rigoureusement déterminé ». Après s’être appliqué à distinguer différentes intuitions, M. Penido constate que chacune d’elles prise à part « semble coïncider parfaitement avec l’intuition bergsonienne », qui « est, par nature, vague, diffuse, éparpillée » ; et, si l’on veut aller plus au fond, on s’aperçoit que la méthode « nouvelle » se ramène surtout à l’intuition « infra-rationnelle », qu’elle est tout simplement « un phénomène d’imagination créatrice ou dynamique », très voisin de l’invention artistique. S’il en est ainsi, M. Bergson ne se distingue guère des autres philosophes qu’en ce qu’il « s’abandonne entièrement à son imagination », au lieu de la contrôler par la raison. Ensuite, la « philosophie nouvelle » paraît extrêmement préoccupée d’échapper au relativisme : il faut donc examiner si elle rend possible le « passage à l’objectif ». Or, non seulement la valeur attribuée à la « perception pure » est fort arbitraire, mais encore l’aboutissement logique de la doctrine est « une sorte de monisme psychologique », où « l’intuition n’est plus connaissance, elle est création ». On risque donc d’arriver ainsi au « solipsisme », et alors « le moi en s’atteignant lui- même atteindrait aussi le réel total, mais ce serait au prix du phénoménisme le plus radical » ; telle n’est peut-être pas l’intention de M. Bergson, mais il « trouvera quelque jour un Schelling pour pousser son système jusqu’aux limites extrêmes qu’il comporte ». Une autre objection porte sur la façon dont sont envisagés les rapports de l’intuition et de l’intelligence : la méthode proposée semblait devoir naturellement exclure l’intelligence de la philosophie, après l’avoir « vidée de tout contenu spéculatif, par un pragmatisme radical s’il en fût jamais » ; mais l’attitude de M. Bergson a été « plus imprévisible, donc plus intuitive », et « il n’a exaspéré l’opposition entre deux modes de connaissance que pour mieux les unir ensuite ». En effet, non seulement « la philosophie prolonge et complète la science », mais, « sans le concours de l’intelligence, l’intuition est impossible, car M. Bergson insiste beaucoup sur l’absolue insuffisance d’une métaphysique dépourvue de bases scientifiques », encore qu’on ne puisse savoir au juste comment se réalise pour lui « le passage du discursif à l’intuitif » ; il va même « jusqu’à faire dépendre la valeur de l’intuition de son accord avec la science », qu’il regarde pourtant comme essentiellement symbolique et relative. Liée à l’état actuel de la science, la philosophie pourra, suivant les époques, conduire à des « résultats inverse » ; et s’il en est ainsi, est-ce bien la peine de s’infliger des « torsions » douloureuses et contre nature ? Et l’auteur cite des exemples que M. Bergson fait constamment de la dialectique, de l’analyse et du raisonnement par analogie, sans parler de ces « comparaisons qui tiennent lieu de raisons », et de ces images qui amènent à se demander « si le maître est sûr de se comprendre lui-même ». Il résulte de tout cela que le bergsonisme est, au fond, un système comme les autres, parlant comme eux d’« un fait très gros » (expression de M. Bergson), qui est la perception de la durée, et que l’intuition, « livrée à elle-même, ne semble pas pouvoir servir de méthode philosophique, tout au moins dans l’état actuel de l’humanité ». Le côté négatif de l’œuvre de M. Bergson, c’est-à-dire sa critique des autres doctrines, est beaucoup plus net que le côté positif, et aussi plus solide malgré tout ce qu’on peut y trouver à reprendre. La critique bergsonienne a le mérite de dénoncer des erreurs réelles, mais elle est allée trop loin en se transformant en « anti-intellectualisme » ; « elle vaut, non pas contre tout intellectualisme, mais contre un certain intellectualisme » (nous dirions plutôt rationalisme), et ses arguments impliquent de multiples confusions. C’est ainsi que M. Bergson confond toujours le concept avec l’image ; mais nous ajouterons que son empirisme psychologique ne lui permet pas de faire autrement, et que c’est précisément parce qu’il est empiriste qu’il parle « en nominaliste absolu ». M. Penido insiste fort justement sur la différence de nature qui existe entre l’idée et l’image, et il estime que M. Bergson ne nous a donné qu’une « caricature » de l’intelligence, pour laquelle il prend ce qui n’est en réalité que l’« imagination statique » ou reproductrice. L’opposition entre intuition et intelligence se ramènerait donc à l’opposition entre imagination dynamique et imagination statique : cela est peut-être vrai en fait, sinon en principe ; on pourrait y répondre que M. Bergson, quand il parle de l’intelligence, veut la faire synonyme de raison, mais nous dirons encore qu’il ne comprend de la raison que ce que l’empirisme peut en atteindre. Quoi qu’il en soit, l’intuition de M. Bergson nous paraît surtout « anti-rationaliste », et M. Le Roy peut rester fidèle à sa pensée tout en corrigeant son langage, lorsqu’il déclare que l’intuition n’est ni « anti-intellectuelle » ni même « extra-intellectuelle », parce qu’il se rend compte que l’intelligence ne doit point être réduite à la seule raison. Cette réflexion nous conduit à une autre remarque, qui est pour nous d’une importance capitale : M. Penido parle bien à plusieurs reprises d’« intuition intellectuelle », et il semble même pressentir la distinction de l’intellect pur et de la raison ; mais il n’a pas dégagé les caractères de la véritable intuition intellectuelle ou métaphysique, essentiellement « supra-rationnelle », donc opposée à l’intuition « infra-rationnelle » du bergsonisme. L’intellectualisme vrai est au moins aussi éloigné du rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme bergsonien, mais exactement en sens inverse ; s’il y a un intuitionnisme métaphysique qui est cet intellectualisme, il y a aussi un intuitionnisme antimétaphysique, qui est celui de M. Bergson. En effet, tandis que la métaphysique est la connaissance de l’universel, la « philosophie nouvelle » entend s’attacher à l’individuel, et elle est ainsi, non pas « au-delà », mais bien « en-deçà de la physique », ou de la science rationnelle, connaissance du général ; maintenant, si les bergsoniens confondent l’universel avec le général, c’est au moins un point sur lequel ils se trouveront d’accord avec leurs adversaires rationalistes. D’autre part, il est vrai que « le tort de M. Bergson est, en somme, d’identifier psychologie et métaphysique », mais cette identification avec l’anthropomorphisme qu’elle entraîne fatalement, est la négation même de la métaphysique véritable, comme l’est aussi la conception qui place toute réalité dans le « devenir ». Une philosophie qui prend pour objet la vie et une science qui prend pour objet la matière sont tout aussi étrangères et indifférentes l’une que l’autre à la métaphysique ; et s’il n’y a, comme nous le pensons, que de la « pseudo-métaphysique » dans tous les systèmes de la philosophie moderne, le bergsonisme ne fait point exception. Peut-être M. Penido met-il quelque ironie dans sa conclusion, où il déclare que « c’est encore être bergsonien, dans le sens le meilleur du mot, que d’abandonner le bergsonisme de fait pour chercher au-delà une pensée plus synthétique et qui le dépasse » ; en tout cas, selon nous, ce serait perdre son temps que de chercher dans le même sens, à moins qu’on ne veuille se borner à faire de la psychologie pure et simple. Il est vrai que toute intuition est essentiellement synthétique, comme la raison discursive est essentiellement analytique ; mais la métaphysique est une synthèse d’ordre transcendant, sans aucun rapport avec l’immanentisme de l’« élan vital ». Ajoutons encore que M. Penido a particulièrement bien vu les tendances, à la fois mystiques et expérimentalistes, qui apparentent le bergsonisme, dans la pensée contemporaine, aux courants théosophiques et spirites. N’est-il pas même à craindre que ces affinités aillent en s’accentuant, lorsqu’on voit M. Bergson, dans un de ses plus récents écrits, trouver que « ce serait beaucoup que de pouvoir établir sur le terrain de l’expérience la possibilité et même la probabilité de la survivance de l’âme » ? La question, ainsi posée, serait au contraire d’importance tout à fait négligeable aux yeux d’un métaphysicien. Dr Eugène Osty. – Le sens de la vie humaine. – 1 vol. in-16°, XII-272 pages, « La Renaissance du Livre », Paris, 19195. L’auteur annonce dans son introduction qu’« on ne trouvera pas ici un système philosophique », et que « ce livre se donne pour but de prendre une sorte de vue scientifique de notre vie d’êtres pensants, en ne perdant jamais le contact des faits ». Ce sont là d’excellentes intentions, mais malheureusement l’esprit « scientiste » n’est pas le véritable esprit scientifique, et les hypothèses évolutionnistes ne sont point des faits. Ceux qui se proclament volontiers, et de la meilleure foi du monde, « affranchis des préjugés », sont quelquefois ceux qui en ont le plus en réalité : croyance au « progrès intellectuel », au « progrès moral », à la « civilisation intégrale », en un mot à toutes les idoles de l’esprit moderne, sans oublier la « nature », la « raison » et la « vie ». Nous ne pouvons songer à discuter ici toutes ces conceptions, mais nous trouvons bien étrange que, dès que ces idées entrent en jeu, on se contente si facilement de simples affirmations : ce sont là articles de foi… Si, au lieu de se lancer dans d’aventureuses spéculations sur les conditions d’existence de l’« homme primitif », on se bornait plus modestement à une étude un peu approfondie de l’antiquité historique ou même du Moyen Âge, on serait sans doute amené à modifier bien des conclusions, et, par exemple, on hésiterait peut-être à écrire que « ce fut seulement au XVIe siècle de notre ère que l’humanité passa de sa longue enfance intellectuelle à l’âge de raison ». Il est vrai que l’intellectualité, telle que l’auteur la comprend, paraît consister à peu près uniquement dans la connaissance et l’utilisation des phénomènes naturels, ce qui est un point de vue très spécial. La partie la plus curieuse est peut-être celle qui concerne l’avenir possible de l’humanité : on nous annonce qu’une faculté psychique nouvelle, qualifiée de « métanormale » (ce néologisme et quelques autres du même genre sont bien près d’être des barbarismes), est « en voie d’installation dans l’espèce humaine ». Cette faculté comprend un ensemble très complexe de phénomènes, réunis sous le nom un peu vague de « lucidité » ; nous sommes fort loin, pour notre part, de contester la réalité de ces phénomènes, qu’il faut toujours séparer des explications fantaisistes ou même déraisonnables qui en ont été données ; mais nous ne pensons pas qu’on puisse y voir le germe d’une sorte de sens supplémentaire dont seront doués les hommes futurs. D’ailleurs, nous ne voyons pas ce qu’il y a là de vraiment nouveau : les faits dont il s’agit étaient bien connus dès l’antiquité ; pourquoi dire qu’ils ont pu être « illusoires » alors, tandis qu’ils ne le seraient plus aujourd’hui ? C’est que, sans cela, la théorie de l’évolution serait en défaut… Si un livre comme celui-là présente de l’intérêt, c’est surtout à titre de document psychologique, très caractéristique de la mentalité de certains de nos contemporains. Dr Joseph Devillas. – Essais systématiques. – 1 vol. in-16°, 350 pp., P. Lethielleux, Paris, 19206. Sous ce titre, qui n’est peut-être pas très heureux, sont réunis des aperçus souvent intéressants, mais dont le défaut général est un manque de clarté assez regrettable. Ce défaut ne tient pas uniquement à ce que, comme le reconnaît l’auteur, il y a là des notes trop brèves, insuffisamment développées et coordonnées ; il est dû aussi, en partie, à l’emploi d’une terminologie un peu singulière, qui rend parfois la lecture pénible. La même observation pourrait d’ailleurs être faite à propos de bon nombre d’ouvrages philosophiques, et nous ne pouvons que souscrire à une déclaration comme celle-ci, qui dénote du moins la conscience de cette imperfection : « Le langage philosophique aurait besoin d’un dictateur en fixant le sens avec précision ; bien des discussions à côté seraient évitées, car, si une langue bien faite n’est pas la science, elle contribue à l’acquérir et témoigne de notions cohérentes déjà acquises. » Si l’accord est difficilement réalisable en pareille matière, chacun pourrait du moins, pour son propre compte, s’efforcer d’éviter toute complication inutile et de définir exactement les termes dont il se sert ; et nous ajouterons qu’il faudrait aussi définir et distinguer les points de vue auxquels on se place, afin de déterminer par là le sens et la portée de questions qui appartiennent souvent à des ordres fort divers. C’est ce qui a lieu pour l’ouvrage dont il s’agit : parmi les multiples questions qui y sont traitées plus ou moins complètement, certaines relèvent simplement de la philosophie scientifique, tandis qu’il en est d’autres qui, par leur nature, pourraient se rattacher à la métaphysique ; mais encore faudrait-il ne pas chercher, entre des ordres de connaissance qui doivent être profondément séparés, un rapprochement illusoire qui ne peut produire que des confusions. Enfin, pour la clarté d’un exposé quelconque, il y a peut-être avantage à ne pas vouloir mettre trop d’idées dans un même volume. Cependant, on aurait grand tort de s’en tenir ici à une impression d’ensemble, car il est des chapitres et des paragraphes qui nous paraissent tout à fait dignes d’intérêt. D’abord, il y a des critiques fort justes de certaines théories, en particulier du transformisme, et ces critiques ne sont pas purement négatives : ainsi, à propos de cette question du transformisme, l’auteur formule, sur les notions de l’espèce et de l’individu, des remarques qui auraient assurément besoin d’être complétées, mais qui, telles qu’elles sont, semblent très propres à provoquer la réflexion. D’autre part, sur la liberté et le déterminisme, sur les rapports du temporel et de l’intemporel, sur la corrélation de la quantité et de la qualité, et sur beaucoup d’autres points encore, il y a des vues qui dépassent certainement le niveau des spéculations philosophiques courantes ; il est à souhaiter que l’auteur ait quelque jour le loisir de les reprendre pour les développer d’une façon plus nette et plus précise. Ce qui pourrait prêter à bien des objections, c’est le rôle primordial qui est attribué partout aux rapports corrélatifs de ressemblance et de différence ; peut-être est-ce là qu’il faut voir ce que la pensée de l’auteur a de proprement « systématique »… Il y a aussi des inconvénients à se servir trop fréquemment de termes comme ceux d’« abstrait », et de « concret », qui sont fort équivoques, du moins dès qu’on s’écarte de leur acception technique rigoureuse. Dans certains passages, il semble que cette opposition de l’abstrait et du concret soit prise comme synonyme de celle du possible et du réel ; cela prouve que l’une et l’autre auraient également besoin d’être précisées. D’ailleurs, pour nous, la distinction du possible et du réel n’est valable que dans des domaines particuliers, et elle n’a plus de signification quand on se place au point de vue métaphysique, c’est-à-dire universel ; il ne faut jamais oublier que, comme le dit très justement le Dr Devillas, « notre monde » n’est pas « l’Univers ». Nous devons encore signaler un autre ordre d’idées qui n’est pas le moins intéressant : c’est un essai d’interprétation ou, si l’on veut, d’adaptation de certaines conceptions théologiques, comme celles de création et de chute, qui sont appliquées d’une façon fort ingénieuse à une théorie des lois naturelles. Suivant cette théorie, les lois multiples et hiérarchisées supposeraient dans le milieu un élément dysharmonique, et leur sens serait celui de restrictions ou d’obstacles garantissant contre la dysharmonie totale ; l’« ordre légal », relatif, doit donc être distingué essentiellement de l’« Ordre pur » et absolu. À la hiérarchie des lois, qui définit le monde de l’expérience, correspond, comme expression dans la connaissance humaine, la hiérarchie des sciences techniques ; et cette dernière, ainsi envisagée, donne lieu à des considérations tout à fait originales et même imprévues. D’un autre côté, et comme complément de la même théorie, l’action du surnaturel est conçue comme l’introduction dans le monde d’un élément d’harmonisation ; la grâce est surajoutée à la nature, mais elle ne lui est point contraire. Il y a là l’indication d’un rapprochement possible entre le point de vue de la religion et celui de la philosophie et de la science ; mais un tel rapprochement, pour être valable, doit laisser subsister la distinction entre des modes de pensée qui, pour présenter peut-être certains rapports, ne s’en appliquent pas moins à des domaines différents. Nous ferions donc volontiers quelques réserves, car il y a des idées qu’on ne peut « rationaliser » sans risquer de les amoindrir et de les déformer ; et cela, qui est vrai pour les idées théologiques, l’est plus encore pour les idées proprement métaphysiques ; mais, bien entendu, « supra-rationnel » ne veut point dire « irrationnel ». La distinction des points de vue, à laquelle nous faisions allusion précédemment, serait de la plus haute importance pour mettre de l’ordre dans certaines tendances de la pensée actuelle, que l’on peut appeler « traditionalistes », et qui sont précisément celles que représentent des ouvrages comme celui du Dr Devillas. Jean De La Harpe. – La religion comme « conservation de la valeur » dans ses rapports avec la philosophie générale de Harald Höffding. – Préface par A. Lalande. 1 vol. in-8°, VIII-122 pp., G. Bridel, Lausanne, et Fischbacher, Paris, 1920. Nous avouons que l’intérêt d’une certaine « psychologie religieuse », qui semble fort à la mode aujourd’hui, nous échappe en grande partie : traiter la religion comme un « fait psychologique » pur et simple, c’est la confondre avec la religiosité, qui est à la religion, entendue dans son sens propre, à peu près ce que l’ombre est au corps. Cette réflexion, d’ailleurs, vise plutôt Höffding que M. de la Harpe qui s’est borné à faire de ses théories une étude extrêmement consciencieuse, comportant, d’une part, un exposé analytique, et, d’autre part, un examen génétique et critique. Pour Höffding, « la religion se réduit au principe de la conservation de la valeur dans la réalité, elle se ramène tout entière à la ferme volonté de maintenir les valeurs de la vie au-delà de la limite dans laquelle la volonté humaine peut agir à leur égard ». Pour pouvoir préciser le sens de cet « axiome de la conservation de la valeur », il faut d’abord considérer les concepts de « réalité » et de « valeur » qu’il présuppose. M. de la Harpe s’est efforcé d’établir aussi nettement que possible l’enchaînement des divers points de vue qu’il a rencontrés chez le philosophe danois, sans se laisser rebuter par la subtilité excessive de ses analyses, non plus que par les difficultés d’un langage terriblement compliqué. Mais la partie qui, dans ce travail, nous paraît la plus claire et la plus intéressante, c’est l’« étude génétique de la pensée de Höffding », c’est-à-dire en somme sa biographie intellectuelle, où sont fort bien démêlées les principales influences qui ont agi sur lui, notamment celles de Spinoza et de Kant. Pour ce qui est du dernier chapitre, intitulé « étude critique », M. de la Harpe n’y discute point, comme on aurait pu s’y attendre, le fond même des idées qu’il vient d’exposer ; il s’en tient ainsi qu’il le dit lui-même, à une « critique de cohérence », dans laquelle il conteste surtout à Höffding le droit de se dire « moniste ». La portée de ce reproche a été, du reste, bien atténuée à l’avance par M. Lalande, qui a montré dans sa préface combien sont relatives des dénominations comme celles de monisme, de dualisme et de pluralisme, à tel point que, suivant qu’il s’agira de questions différentes, on pourra parfois s’en servir tour à tour pour caractériser une même doctrine : elles « n’ont un sens précis et plein que si on les applique aux diverses solutions de problèmes particuliers, et non à l’ensemble d’une philosophie ». P. Masson-Oursel – La Philosophie comparée. – 1 vol. in-8° de 204 pp., F. Alcan, Paris, 19237. Dans ce second ouvrage, d’un caractère moins « spécial » que le précédent, M. Masson-Oursel présente des considérations sur la « méthode comparative » appliquée à la philosophie, à laquelle elle peut seule, suivant lui, donner une base « positive ». Cette notion de « positivité » paraît assez ambiguë, et le sens où elle est entendue ici est probablement bien différent de celui que lui donnait Auguste Comte ; et pourtant on pourrait peut-être la définir, d’une façon générale, par le parti pris d’attribuer aux « faits » une importance prépondérante : « Le principe fondamental d’une philosophie vraiment positive doit être le ferme propos de saisir dans l’histoire, et uniquement dans l’histoire, les faits philosophiques. » Cependant, on nous assure ensuite que « l’immanence du donné philosophique dans l’histoire n’implique point que la méthode positive en philosophie se réduise à la méthode historique » ; la différence doit résider surtout dans l’intention, qui est ici « de mieux comprendre à mesure que nous connaissons davantage » ; mais comprendre quoi ? Le fonctionnement de l’esprit humain, sans doute, et rien de plus ni d’autre, car il ne semble pas qu’on en arrive jamais à se poser la question de la vérité ou de la fausseté des idées en elles-mêmes. Le principe de la « philosophie comparée » doit être l’analogie ; les considérations qui se rapportent à celle-ci sont d’ailleurs peu nouvelles, mais l’auteur ne paraît pas connaître l’usage qu’en a fait la scolastique, ce dont on ne peut s’étonner quand on le voit attribuer au cartésianisme la distinction de l’essence et de l’existence ! Nous ne pouvons que l’approuver de ne pas « s’exagérer la valeur des classements de systèmes » et d’écrire des choses comme celles-ci : « La philosophie comparée ne trouve qu’une caricature de ce qu’elle doit devenir dans ces classifications de systèmes sous autant de vocables en isme, purs barbarismes non seulement quant à la lettre, mais quant à l’esprit. » Mais lui-même s’est-il toujours bien gardé de tout rapprochement superficiel ou insuffisamment justifié ? Bien que des termes comme ceux de « sophistique » et de « scolastique » ne soient pas en isme, l’extension qu’il leur donne n’en est peut-être pas moins excessive. La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à quelques exemples de l’application qu’on peut faire de la « méthode comparative ». De la « chronologie comparée » (dont on a soin de nous avertir qu’elle n’est souvent qu’approximative), nous ne dirons qu’une chose : c’est qu’il ne nous est guère possible d’admettre le « synchronisme » des trois civilisations prises comme « points de repère », celles de l’Europe, de l’Inde et de la Chine ; il est vrai que la « critique » occidentale se croit probablement très large en ne réduisant pas davantage encore l’antiquité qu’il lui plaît d’accorder aux civilisations orientales. Le chapitre consacré à la « logique comparée » renferme des considérations beaucoup plus intéressantes, mais que, faute de place, nous ne pouvons songer à résumer ici. Quant à la « métaphysique comparée », pour pouvoir en parler justement, il faudrait d’abord savoir ce qu’est vraiment la métaphysique, et ne pas la prendre pour une « improvisation idéale », ni lui attribuer une origine « pragmatiste », ni la confondre avec le mysticisme. Enfin, pour la « psychologie comparée », nous sommes tout à fait d’accord avec l’auteur pour penser que les psychologues ont eu jusqu’ici le tort très grave de ne faire porter leurs recherches que sur un milieu fort restreint, et de généraliser abusivement des résultats qui ne valent que pour ce milieu ; seulement, nous sommes persuadé qu’il est des choses qui, par leur nature même, échapperont toujours à l’investigation psychologique, et que, notamment, ni l’ordre mystique ni l’ordre métaphysique ne tomberont jamais sous son emprise. Nous ajouterons que la « philosophie comparée » nous apparaît moins comme une comparaison des philosophies que comme une comparaison philosophique des idées et des doctrines de toute nature, philosophiques ou autres, car nous nous refusons, quant à nous, à prendre pour la « pensée universelle » ce qui n’est qu’une simple modalité de la pensée. Assurément, on a toujours le droit de se placer au point de vue philosophique pour envisager n’importe quoi, qui peut n’avoir en soi-même rien de philosophique ; mais il faudrait savoir jusqu’où cette attitude permet d’en pousser la compréhension, et, quand il s’agit des doctrines de l’Inde et de la Chine, nous avons beaucoup de raisons de penser qu’elle ne saurait aller bien loin. Il est vrai que cela pourrait en tout cas être suffisant pour améliorer l’enseignement de la philosophie, dont la conclusion du livre contient une critique fort juste à bien des égards ; mais pourquoi, après avoir proposé d’y introduire « des données d’histoire des religions », éprouve-t-on le besoin d’ajouter aussitôt que celle-ci ne risque pas de « compromettre l’indépendance de la pensée laïque » ? Quelles susceptibilités ou quelles inquiétudes le seul mot de religion éveille-t-il donc dans les milieux universitaires ? Et se pourrait-il qu’on y oublie que l’« histoire des religions » n’a été inventée précisément que pour servir à des fins éminemment « laïques », nous voulons dire antireligieuses ? Eugène Tavernier. – Cinquante ans de politique : L’Œuvre d’irréligion. – Un vol. petit in-8° de 368 pp., Éditions Spes, Paris, 19258. Au moment même où allait paraître cet ouvrage, on fêtait les cinquante ans de journalisme de son auteur ; c’est dire qu’il s’agit du récit d’un témoin qui a pu suivre, à mesure qu’ils se déroulaient, tous les événements dont il s’est appliqué ici à montrer les causes et à faire apparaître l’enchaînement. Ce qu’il nous présente est une saisissante histoire des luttes religieuses qui, en France, durent depuis un demi- siècle presque sans interruption ; luttes religieuses est bien le terme qu’il convient, car la politique proprement dite n’a jamais joué là-dedans le rôle essentiel. Ce qui domine tous les débats au cours de cette période, c’est ce qui s’appelle l’« anticléricalisme », qui n’est en réalité qu’un masque de l’irréligion pure et simple, comme l’avoua nettement jadis M. Viviani dans un discours dont cette citation sert d’épigraphe au livre : « Tous, nous nous sommes attachés à une œuvre d’irréligion. » Or cette œuvre avait été préparée de longue date ; l’état d’esprit dont elle procède n’a rien de spontané ; et c’est pourquoi M. Tavernier commence par consacrer une étude à chacun de ceux qu’il appelle très justement les « docteurs », philosophes et historiens qui furent, directement ou indirectement, les éducateurs des hommes politiques arrivés au pouvoir à partir de 1871 : Auguste Comte9, Proudhon, Renan, Taine, Michelet, Quinet, Berthelot, puis les fondateurs du journal Le Temps (ces pages ont été publiées d’abord dans cette Revue même) et de la Revue des Deux-Mondes10. Peut-être certains s’étonneront-ils de voir figurer dans cette liste les noms de quelques hommes qu’on leur présente parfois sous un autre jour, en raison de leur opposition plus ou moins accentuée aux idées révolutionnaires sur le terrain politique ; mais, au point de vue religieux, leur influence ne fut pas moins néfaste que celle des autres, et les textes cités l’établissent d’une manière incontestable ; quiconque se refuse à subordonner la religion à la politique en jugera certainement ainsi. Substituer l’homme à Dieu, voilà en deux mots quelle est au fond, quand on la dégage de toutes les nuances plus ou moins subtiles dont elle se recouvre, la pensée commune et dominante de tous ces « docteurs » ; et c’est là aussi ce que se sont efforcés de réaliser pratiquement, dans la société française, tous les politiciens qui se sont inspirés de leur esprit. Aussi le programme des luttes antireligieuses qui devaient y aboutir par étapes successives était-il arrêté tout entier dès l’origine ; M. Tavernier le prouve par des extraits des discours de Gambetta et par d’autres documents également irréfutables ; et toutes les habiletés de l’« opportunisme », son « double langage », sa tactique de dissimulation et d’équivoque, ne sauraient empêcher cette vérité d’apparaître au grand jour. M. Viviani n’a-t-il pas reconnu publiquement que la neutralité scolaire « fut toujours un mensonge », qui d’ailleurs était « peut-être un mensonge nécessaire » ? Ne faut-il pas en effet tromper l’opinion pour l’amener graduellement à accepter les « réformes » qu’on a décidées à l’avance ? Et la question scolaire n’est pas seulement ici un exemple typique ; elle occupe la première place dans l’« œuvre d’irréligion », et cela se comprend, puisqu’il s’agit avant tout de déformer systématiquement la mentalité générale, de détruire certaines conceptions et d’en imposer d’autres, ce qui ne peut se faire que par une éducation dirigée dans un sens nettement défini. Aussi les chapitres consacrés aux étapes de la laïcisation, à la « neutralité » et à l’« école sans Dieu », sont-ils parmi les plus importants, et ils abondent en faits précis et significatifs ; cela ne saurait se résumer, et d’ailleurs, pour tous ceux qui veulent être pleinement édifiés à cet égard, ce livre si instructif est à lire tout entier. Après la préparation et l’application du programme, voici les résultats : « Les Ruines », tel est le titre que M. Tavernier donne à la dernière partie, où il décrit l’état d’« un peuple ravagé de ses propres mains », par une sorte d’aberration collective dont on rencontrerait peu d’exemples dans l’histoire. Ces ruines sont de toutes sortes, depuis « la grande pitié des églises de France », suivant l’expression de Barrès, jusqu’aux « ruines morales » dont on trouve ici des exemples frappants dans les domaines les plus divers : corruption de la littérature, de l’administration, destruction de la famille et du patriotisme. Et, pour couronner le tout, nous avons le tableau de ce qu’est devenu l’enseignement supérieur de l’Université depuis qu’y règne en maîtresse l’« école sociologique » dont Durkheim fut le chef : « la société procédant d’elle-même et d’elle seule et s’adorant elle-même, la sociologie pratique devenant la sociolâtrie organisée », voilà ce qu’on nous propose comme ultime aboutissement de ces cinquante ans d’épreuves et de déceptions ! Tout cela, les « libéraux » n’ont pas su l’empêcher, parce que, si honnêtes qu’aient pu être leurs intentions, leurs principes étaient faux et ne différaient pas au fond de ceux de leurs adversaires eux-mêmes, parce qu’ils ont toujours oublié « que la liberté ne subsiste ni ne se défend par ses seules forces, qu’elle a besoin de la vérité, dont elle ne saurait s’affranchir sans se ruiner tout entière ». Citons encore ces lignes de la conclusion : « En 1833, Lacordaire écrivait à Montalembert : « Sais-tu si de ce libéralisme qui te plaît tant il ne doit pas sortir le plus épouvantable despotisme ? » Vingt ans plus tard, Proudhon rédigeait cette formule qui, merveille de fourberie et de cynisme, mérite d’être conservée à l’histoire : « le catholicisme doit être en ce moment poursuivi jusqu’à extinction ; ce qui ne m’empêche par d’écrire sur mon drapeau : Tolérance. » C’est l’invraisemblable dérision qui vient de remplir un demi-siècle. » Après tout cela, il subsiste encore pour nous un point d’interrogation : ce plan d’ensemble, parfaitement cohérent, dont nous voyons la réalisation se développer peu à peu dans toutes ses phases successives, qui l’a tout d’abord établi et voulu ? Les politiciens, d’intelligence assez médiocre pour la plupart, ne sont manifestement que de simples exécutants ; mais leurs inspirateurs, des représentants de la philosophie en vogue sous le second Empire aux sociologues actuels, sont-ils les véritables auteurs et détenteurs de ce plan, l’ont-ils conçu de leur propre initiative, ou au contraire ne sont-ils eux-mêmes que des instruments, dominés et dirigés, peut-être à leur insu, par une volonté cachée qui s’impose à eux, et ensuite aux autres par leur intermédiaire ? Nous ne faisons que poser cette question, sans doute bien difficile à résoudre d’une façon précise et définitive (car il est évident qu’on ne peut en pareil cas s’appuyer sur aucun texte écrit et que des indices d’un ordre plus subtil peuvent seuls orienter les recherches), mais qui, pour cette raison même, mériterait d’être examinée de très près et avec la plus grande attention. Jules Lagneau. – De l’existence de Dieu. – 156 p., Alcan, Paris, 192511. De Jules Lagneau, qui n’écrivit jamais rien, mais auquel on a fait la réputation d’un philosophe extraordinaire, on vient enfin de publier, d’après des cahiers d’élèves, un petit livre qu’on nous présente comme son « testament philosophique » ; et, en le lisant, nous nous étonnons quelque peu de cette réputation. Ce que nous voyons là, c’est un professeur de philosophie imbu de kantisme comme ils l’étaient presque tous il y a une trentaine d’années ; il accepte la position de Kant, dans son ensemble, comme quelque chose sur quoi il n’y a pas à revenir, et il cherche simplement à perfectionner la soi-disant « preuve morale » de l’existence de Dieu. Pour cela, il s’appuie sur une certaine conception de la liberté ; cette liberté, d’ailleurs, « il est impossible à la pensée de se la prouver à elle-même autrement que par l’acte moral » ; et, par celui-ci, « Dieu se réalise en nous », car cet acte consiste « à faire que la loi soit vraie en voulant qu’elle le soit ». Il ne s’agit d’ailleurs pas d’existence à proprement parler, ni même d’être pur, mais d’un « devoir d’être », d’une « valeur », d’un « idéal », etc. Tout cela a-t-il vraiment un sens et prouve-t-il quelque chose ? C’est assurément curieux, à un point de vue psychologique, comme manifestation d’un certain état d’esprit ; c’est intéressant aussi, pour nous, en ce que cela montre une fois de plus l’impuissance à laquelle la philosophie moderne, négatrice de la métaphysique vraie, se condamne par la façon même dont elle pose les questions ; mais qu’il est affligeant de songer qu’on en arrive si facilement, à notre époque, à prendre pour l’expression d’une pensée supérieure et profonde ce qui n’est qu’un simple verbiage sentimental ! Giovanni Gentile. – L’Esprit, acte pur ; traduit de l’italien par Mlle A. Lion. – 255 p., Alcan, Paris, 1925. Cet ouvrage représente une autre tendance de la philosophie contemporaine, tendance issue assez directement de Hegel, bien que l’auteur prétende corriger et réformer la conception de celui-ci. Le réel, pour Hegel, c’est la pensée ; pour M. Gentile, c’est « le penser » (l’acte) ; la nuance peut paraître assez subtile, et pourtant on lui attribue une importance capitale. « Le penser est activité, et la pensée est le produit de cette activité ; l’activité devient, l’effet est. » Il s’agit donc essentiellement d’une philosophie du devenir : « L’esprit n’est ni un être ni une substance, mais un processus constructif, un développement, un continuel devenir. » Il est donc à peine utile de dire que l’« acte pur » dont il est question ici n’a rien de commun avec celui d’Aristote. Cet idéalisme « actualiste » nous apparaît d’ailleurs surtout comme un étrange abus de la dialectique ; citons-en tout au moins un exemple typique : « La pensée est inconcevable en tant que pensée, et n’est pensée précisément que parce qu’impensable… Et toutefois l’impensable, du fait même qu’il est impensable, est pensé, car son impensibilité est un penser. Ce n’est pas en soi, hors de la sphère de notre penser, qu’il est impensable. C’est nous qui le pensons comme impensable : c’est notre penser qui le pose comme l’impensable, ou plutôt c’est le penser qui se pose en lui, mais en lui comme impensable. » – On comprendra sans peine que ce livre soit d’une lecture assez difficile, et encore faut-il ajouter que la traduction est trop souvent incorrecte ; il s’y rencontre même bien des mots qui, pour être calqués trop exactement sur des formes italiennes, sont en français, non seulement des néologismes inutiles, mais de purs barbarismes : « naturalistique », « objectivisé », « psychicité », « prévédibilité », « intellectualistiquement », et d’autres encore. Paul Choisnard. – Saint Thomas d’Aquin et l’influence des astres. – 256 p., Alcan, Paris, 192612. Il est incontestable que saint Thomas d’Aquin est « à la mode », et peut-être sa doctrine n’a-t-elle jamais été l’objet de tant de travaux de toutes sortes ; pourtant, il est des côtés de cette doctrine qu’on semble laisser volontairement dans l’ombre. Certains Thomistes actuels, qui protestent contre l’appellation de « néo-Thomistes » et qui se croient très « antimodernes », ont cependant, en réalité, l’esprit trop moderne encore pour comprendre la cosmologie de saint Thomas, et même pour voir simplement la différence qui existe entre les points de vue de la physique de l’antiquité et du moyen âge et de celle d’aujourd’hui, différence qui est telle qu’il n’y a lieu d’envisager entre elles ni opposition ni conciliation. À plus forte raison ces mêmes Thomistes ne veulent-ils pas entendre parler de choses telles que l’astrologie, et ils doivent être plutôt gênés lorsqu’ils sont obligés de constater que saint Thomas a affirmé très explicitement la réalité de l’influence des astres. Aussi le présent ouvrage, bien loin de faire double emploi avec aucun autre, vient-il combler une lacune importante. L’auteur a groupé sous un certain nombre de titres les principaux passages de la Somme Théologique qui se rapportent à cette question ; et, dans chaque chapitre, il a fait suivre la reproduction des textes de commentaires qui, dans l’ensemble, nous paraissent parfaitement justes. Il y aurait lieu seulement de faire des réserves sur ce qu’il y a, ici aussi, de trop moderne dans quelques interprétations ; nous voulons parler de la tendance qu’a M. Choisnard à rapprocher de sa propre conception de l’astrologie celle de saint Thomas ou celle de Ptolémée. Or la conception de l’« astrologie scientifique » comme fondée principalement sur les « statistiques » et les « probabilités », de façon à constituer une « science expérimentale » au sens où on l’entend de nos jours, est certainement bien éloignée de l’astrologie ancienne, qui reposait sur de tout autres bases ; et, si cette astrologie nouvelle est une tentative pour rejoindre celle des anciens, elle prend pour y arriver une voie très détournée. D’autre part, nous ne pensons pas que le vrai sens de la notion de causalité soit celui qu’indique M. Choisnard, et où nous retrouvons la confusion entre « cause » et « condition » qui est, d’ordinaire, le fait d’un certain empirisme. Malgré cela, un tel travail est fort utile, car il peut contribuer à corriger l’étroitesse des interprétations courantes du Thomisme et il y a là un effort d’autant plus méritoire qu’il va à l’encontre de beaucoup de préjugés. Georges Dwelshauvers. – Les Mécanismes subconscients13. Ce petit volume peut donner une idée de ce qu’est actuellement la psychologie de laboratoire ; sur la valeur des résultats auxquels conduisent tant de recherches patientes et minutieuses, les avis peuvent différer, et, pour notre part, nous serions tenté de faire là-dessus bien des réserves. Quoiqu’il en soit, voici comment l’auteur définit la question qu’il a envisagée plus spécialement : « Les expériences sur lesquelles se fonde notre étude ont porté principalement sur l’image et sur le mouvement dans leurs rapports avec l’action consciente de son but, c’est-à-dire d’une part avec l’attention et le raisonnement, d’autre part avec l’innervation volontaire. » Il est à noter que M. Dwelshauvers se montre nettement adversaire du freudisme, qu’il ne nomme pas, mais auquel il fait une allusion assez claire dans ces lignes dont la sévérité ne nous semble pas excessive : « Quand par distraction ou par fatigue je me trompe de porte ou que j’écris un mot pour un autre, il serait fantaisiste d’interpréter cette maladresse comme l’indice de tendances inconscientes qui me pousseraient à agir à mon insu. Ce genre de psychologie me paraît répondre à la même mentalité que celle des gens mystérieux qui consultent la tireuse de cartes au sujet de leur avenir. » Monseigneur C.-W. Leadbeater, évêque régional de l’Église Catholique Libérale pour l’Australie. – La Science des Sacrements ; traduit de l’anglais14. – 459 p., Éditions Saint-Alban, Paris, 1926. Le titre ne doit pas faire illusion : ce n’est pas d’un livre catholique qu’il s’agit, mais d’un livre théosophiste et la soi-disant « Église Catholique Libérale » n’est qu’une des organisations destinées à préparer la venue du nouveau Messie qu’on annonce depuis quelques années. Comme tous les ouvrages du même auteur, celui-ci est fait tout entier d’affirmations basées sur l’exercice d’une faculté de « clairvoyance » des plus suspectes ; c’est un exemple assez curieux de certaines extravagances pseudo-mystiques qui ont malheureusement quelque succès à notre époque. E. Francis Udny, prêtre de l’Église Catholique Libérale. – Le Christianisme primitif dans l’Évangile des douze Saints ; traduit de l’anglais. – 158 p., Adyar, Paris, 1926. Nous avions tout d’abord supposé que, dans ce petit volume, de même provenance que le précédent, il devait être question de quelqu’un des nombreux Évangiles apocryphes ; mais nous n’avons pas été longtemps à nous rendre compte que ce n’était qu’une simple mystification. Ce prétendu « Évangile des Douze Saints », conservé dans un monastère du Thibet, puis transmis « mentalement » à un prêtre anglican, est destiné à introduire dans le Christianisme (en prétendant qu’on les a fait disparaître jadis des Évangiles canoniques) l’idée de la réincarnation et les enseignements végétarien et antialcoolique chers aux Théosophistes. La supercherie est un peu grossière ; et ce qu’il y a de mieux c’est qu’on nous fait entrevoir la prochaine mise au jour d’une « Bible nouvelle et meilleure », sans doute arrangée tout entière de la même façon ! R. Schwaller de Lubicz. – L’Appel du Feu15. M. René Schwaller, théosophiste dissident, qui fut un des chefs du groupe éphémère des « Veilleurs », a réuni dans ce livre, sous une forme qui veut être poétique, mais qui est parfois peu correcte ou peu intelligible, des considérations touchant à des sujets assez divers : le langage, la société, la religion, la science, la vie. Il y a là-dedans quelques lueurs parmi beaucoup de fatras grandiloquents ; une des idées dominantes de l’auteur semble être celle de l’imminence de la « fin du monde » ; il n’est d’ailleurs pas seul à l’annoncer ; mais encore serait-il bon d’expliquer, plus nettement qu’il ne le fait, en quel sens il convient de l’entendre exactement. Jean Baruzi. – Philosophes et savants français du XXe siècle, extraits et notices. – III. Le problème moral. La présentation des textes réunis ici semble avoir été assez fortement influencée par l’idée de la prédominance des théories de l’école sociologique de Durkheim, ce qui nous a un peu étonné de la part de M. Baruzi. Sans doute, l’existence de ces théories est un fait dont il y a lieu de tenir compte, au moins historiquement ; mais, à côté d’elles, il y a tout de même d’autres tendances, assez différentes et même opposées ; pourquoi donner l’impression que celles-ci n’ont qu’une moindre importance, qu’elles n’existent pour ainsi dire qu’en fonction de ce que nous appellerions volontiers le « sociologisme » ? La perspective de l’ensemble peut s’en trouver faussée, et c’est pourquoi il nous est difficile de considérer ce volume comme un tableau tout à fait fidèle des conceptions morales actuellement en vigueur dans l’Université française. Phusis. – Près du Secret de la Vie, Essai de Morphologie universelle16. Ce petit volume, qui doit être le premier d’une nouvelle « Bibliothèque scientifique de perfectionnement humain », est un exemple typique de ces productions d’autodidactes, comme il en existe beaucoup à notre époque, qui, ayant accumulé des notions de toutes sortes et les ayant combinées au gré de leur imagination, se persuadent qu’ils sont parvenus à des découvertes prodigieuses et que leur « science » est destinée à assurer le bonheur de l’humanité. Que d’efforts dépensés en pure perte et quel gaspillage d’une activité qui aurait trouvé un bien meilleur emploi dans des besognes plus modestes, mais d’une utilité moins contestable ! C’est là, sans doute, un des « bienfaits » tant vantés de l’« instruction obligatoire »… Émile Boutroux. – Des Vérités éternelles chez Descartes. Thèse latine traduite par M. Canguilhem, avec une préface de M. Léon Brunschwieg. – 147 p., Alcan, Paris, 1927. C’est une excellente idée d’avoir donné une traduction française de cette thèse latine d’Émile Boutroux, bien qu’elle ne soit qu’une simple étude historique sur cette singulière théorie de Descartes d’après laquelle les vérités éternelles sont créées par Dieu de telle façon que le possible et l’impossible ne sont tels que parce que Dieu l’a voulu librement, au sens d’une liberté d’indifférence. Après avoir lu ce petit livre, on voit mieux comment cette théorie se rattache à tout l’ensemble de la philosophie cartésienne ; mais nous ne pensons pas que, en elle-même, elle en apparaisse mieux justifiée. – La préface dans laquelle M. Brunschwieg a donné un aperçu d’ensemble de la philosophie d’Émile Boutroux manque trop souvent de clarté ; et est-il vraiment admissible que la question des rapports de la France et de l’Allemagne soit mise sur le même plan que celle des rapports de la science et de la religion ? R. P. J. Maréchal, S. J. (Section philosophique du Museum Lessianum). – Le Point de départ de la Métaphysique, leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance. Cahier V : Le Thomisme devant la Philosophie critique. L’auteur s’est proposé une sorte de confrontation du thomisme avec la philosophie moderne, et, ici, plus spécialement avec le kantisme ; n’est-ce pas accorder une importance excessive à des « problèmes » purement artificiels, et y a-t-il vraiment lieu de vouloir constituer, sur des bases thomistes, une « Théorie de la connaissance » ? L’antiquité et le moyen âge, qui préféraient à bon droit aller directement à la connaissance elle-même, ne se sont guère embarrassés de ces questions ; et nous ne voyons pas que la métaphysique ait réellement besoin d’un tel « point de départ ». D’ailleurs, bien que nous soyons fort peu partisan de ce mélange de points de vue hétérogènes et de ces discussions qui conduisent trop souvent à d’assez fâcheuses concessions, nous n’en reconnaissons pas moins tout le mérite d’un travail considérable, et d’autant plus difficile qu’il s’agit de comparer entre elles des théories qui s’expriment en des langages aussi différents que possible. J. G. Frazer. – Les Dieux du Ciel. Traduit de l’anglais par Pierre Sayn17. On connaît assez les théories de l’auteur, basées sur l’hypothèse gratuite d’un « naturalisme » primitif ; aussi, lorsqu’il parle des « dieux du Ciel », ne peut-on s’étonner qu’il entende cette expression au sens le plus matériel, faisant de ces dieux de simples personnifications du ciel visible ou des phénomènes célestes et atmosphériques. Pour ceux qui ne sont pas disposés à accepter aveuglément de telles interprétations, les ouvrages de ce genre ne peuvent valoir que comme recueils de faits ; et encore faut-il prendre garde que ces faits peuvent souvent être déformés par les idées préconçues de ceux qui les rapportent. Nous nous demandons d’ailleurs s’il est bien utile de s’étendre si longuement sur des histoires de peuplades nègres, qui occupent ici plus des deux tiers du volume, et dont la plupart ne font que se répéter les unes les autres avec des variantes presque insignifiantes ; c’est vraiment pousser un peu loin la manie du détail qui caractérise une certaine érudition contemporaine. Paul Choisnard. – Les Preuves de l’influence astrale sur l’homme. – 95 p., Alcan, Paris, 1927. Cette brochure résume différents travaux antérieurs de l’auteur sur l’astrologie, et plus particulièrement sur ce qu’il appelle la « loi d’hérédité astrale », loi dont il a d’ailleurs trouvé une indication très nette chez Képler. Malheureusement, son astrologie dite « scientifique », c’est-à-dire conçue sur le modèle des sciences expérimentales modernes, et s’appuyant principalement sur les statistiques et le calcul des probabilités, ne nous paraît avoir que des rapports extrêmement lointains avec l’authentique astrologie traditionnelle, telle que la connurent l’antiquité et le moyen âge ; il conviendrait de se garder de toute confusion entre des points de vue essentiellement différents. Édouard Dujardin. – Le Dieu Jésus, essai sur les origines et sur la formation de la légende évangélique. – 260 p., Albert Messein, Paris18. Voici encore une nouvelle hypothèse (l’auteur lui-même reconnaît que ce n’est que cela) sur les origines du Christianisme, qui aurait été la continuation ou le « réveil » d’une antique « religion de mystère » palestinienne, dont le dieu, appelé Jésus (ou Josué), aurait été immolé et crucifié rituellement dans un « drame sacré » réalisé pour la dernière fois en l’an 27 de notre ère. M. Dujardin s’écarte de la conception « mythique », soutenue récemment par M. Chouchoud, en ce qu’il reconnaît à Jésus une certaine historicité, mais qui est seulement une « historicité spirituelle » ; encore faut-il préciser que la « spiritualité », pour lui, doit s’entendre en un sens purement « sociologique » ; et il utilise à la fois les prétendus résultats de la « critique indépendante » (lisez antichrétienne), la théorie de Robertson Smith, d’après laquelle « le rite précède et produit le mythe », et celle de Durkheim d’après laquelle « le dieu est l’hypostase de la Société ». Il faut attendre la suite, car ce volume se présente comme le premier de toute une série ; mais nous sommes bien persuadé, que par ce que nous en voyons déjà, que cette hypothèse n’est qu’une fantaisie de plus qui vient s’ajouter à beaucoup d’autres, et qu’elle n’a pas plus de solidité que celle qu’elle prétend remplacer ; ces constructions pseudo-scientifiques, engendrées par le désordre intellectuel de notre époque, s’écrouleront toutes les unes après les autres et, finalement, la vraie tradition chrétienne n’a sûrement rien à en redouter. Raoul Montandon. – Les Radiations humaines. Introduction à la démonstration expérimentale de l’existence des corps subtils de l’homme. – 407 p., Alcan, Paris, 1927. Ce gros volume n’est qu’un recueil de faits et d’expériences tendant à prouver la réalité des « radiations », de nature plus ou moins indéterminée, qui émaneraient du corps humain, et plus généralement, de tous les organismes vivants. Le sous-titre, pourtant, contient une expression tendancieuse, celle de « corps subtils », qui implique l’acceptation de certaines théories spirites ou occultistes, et dans laquelle l’emploi du mot de « corps » dénote une conception assez grossièrement matérialisée ; celui de « forces » ne conviendrait-il pas beaucoup mieux ? Nous pensons, d’ailleurs, que les phénomènes dont il s’agit sont bien plus près du simple domaine physiologique que certains ne paraissent le supposer ; nous sommes aussi loin que possible d’en contester la réalité, mais nous nous demandons pourquoi tous les ouvrages de ce genre reproduisent constamment des exemples suspects ou mal contrôlés qu’il serait assurément préférable de laisser de côté, ne fût-ce que pour ne pas donner prise à de trop faciles objections. D’autre part, pourquoi, sur trois personnalités à la mémoire desquelles est dédié ce livre en est-il deux qui furent des spirites avérés ? Cela est peu propre à donner l’impression d’une recherche indépendante et, si les « métapsychistes » ne sont pas pris au sérieux, il faut avouer que les maladresses qu’ils commettent y sont bien pour quelque chose. Louis Lavelle. – La Dialectique de l’éternel présent : De l’Être. – 215 p., Alcan, Paris, 192819. C’est un curieux essai d’ontologie, présenté sous une forme originale, trop originale peut-être, car certaines des thèses qui y sont contenues, comme celle de l’« univocité de l’être » par exemple, semblent passablement « hérétiques ». Et que penser de l’identification de l’être total avec un « individu infini », surtout alors qu’il est dit d’autre part que ce même tout « ne peut être qu’une idée » ? Il y a pourtant des considérations intéressantes, notamment celles qui se rapportent au jugement universel « l’être est » ; mais cela est bien compliqué, et peut- être assez inutilement. De plus, contrairement à ce que fait espérer le titre, la question des rapports du temps et de l’éternité n’est guère éclaircie ; en particulier, la distinction essentielle des deux sens du « présent », l’un temporel et l’autre intemporel, fait entièrement défaut. D’ailleurs, s’il faut le dire nettement, toute cette « dialectique », si ingénieuse qu’elle puisse être, nous fait plutôt l’effet d’un jeu et nous paraît très « verbale » au fond ; que tout cela est donc loin de la véritable connaissance ! Bertrand Russell. – Analyse de l’Esprit ; traduit de l’anglais par M. Lefèvre20. Ce livre, nous dit l’auteur, est né d’une tentative de concilier deux tendances différentes, celle de la psychologie qui devient de plus en plus dépendante de la physiologie, et celle de la physique qui, de son côté, rend la matière de moins en moins « matérielle ». On pourrait croire, à première vue, qu’il s’agit là d’un retour aux conceptions anciennes, dans lesquelles l’esprit et la matière n’étaient point radicalement séparés l’un de l’autre comme ils le sont depuis Descartes ; mais, en fait, il n’en est rien, car il s’agit d’un point de vue « empiriste » et « évolutionniste » qui est purement moderne, au plus fâcheux sens de ce mot, et dans lequel ce qui est appelé « esprit » nous apparaît comme quelque chose de peu « spirituel » en réalité, toute faculté supérieure à l’ordre sensible étant niée ou passée sous silence. Parmi les récentes théories psychologiques, « behaviouriste » ou autres, que M. Russell examine avec le plus grand sérieux, il en est d’ailleurs de fort divertissantes pour quiconque peut les envisager avec un complet désintéressement ; ne se rencontrera-t-il pas un Molière pour mettre à la scène ces pédantesques inepties ? Ch. Appuhn. – Spinoza (Œuvres). – 2 tomes, Garnier, Paris, 1928. Ce volume fait partie de la collection « Civilisation et Christianisme », dirigée par M. Louis Rougier, et qui est la suite de celle des « Maîtres de la Pensée antichrétienne » ; c’est dire que les extraits de Spinoza qui en forment la partie principale ont été choisis, non avec impartialité, mais avec le dessein bien arrêté de faire apparaître leur auteur sous un aspect aussi étroitement « rationaliste » que possible ; on va même, en ce sens, jusqu’à faire de lui, à tort ou à raison, le « véritable inventeur » de la « critique » moderne. La longue introduction qui précède ces extraits est intéressante au point de vue historique, mais nous en tirerions, pour notre part, une conclusion tout autre que celle de M. Appuhn et beaucoup moins avantageuse pour Spinoza : c’est que celui-ci, quand il s’est mêlé de parler de la religion, l’a fait en « profane », c’est-à-dire en homme qui n’y entend rien. Nous nous demandons même, à ce propos, par quelle aberration certains ont voulu présenter comme un Kabbaliste le philosophe qui a écrit que, à son avis, « les hautes spéculations n’ont rien à voir avec l’Écriture », ce qui est précisément la négation formelle de la Kabbale hébraïque. M. Dugard. – Sur les frontières de la Foi. – 284 p., Alcan, Paris, 192821. L’auteur, dans un avertissement préliminaire, prie les théologiens de ne pas ouvrir son livre et il a bien raison, car la conception qu’il se fait de la religion n’a assurément rien à voir avec la théologie. Les objections adressées au christianisme par la « pensée moderne », et les réponses qu’il y apporte témoignent pareillement du désarroi mental de notre époque, et c’est à ce titre qu’un ouvrage comme celui-là présente pour nous quelque intérêt. Cette religion « humanisée », réduite à de simples préoccupations morales et sociales, dépouillée de tout contenu doctrinal et de toute intellectualité, est-ce vraiment encore une religion ? Le nom de « religiosité » ne conviendrait-il pas beaucoup mieux à un tel ensemble de vagues aspirations sentimentales, qu’une étrange illusion fait prendre pour de la « spiritualité » ? Peut-être est-ce là tout ce que peut admettre, en fait de religion, un esprit pénétré de tous les préjugés contemporains, depuis la croyance au progrès jusqu’à la confusion de l’intelligence avec la raison discursive. En tout cas, ce christianisme soi-disant « évangélique » dont il n’est même pas bien sûr qu’il reconnaisse la divinité du Christ, ressemble fort à certaines formes de « protestantisme libéral ». Qu’on se sent à l’étroit dans ces conceptions rapetissées, qui se targuent pourtant de « largeur d’esprit » et se croient bien supérieures aux « traditions immuables ! » Édouard Le Roy. – L’Exigence idéaliste et le Fait de l’Évolution. – 270 p., Boivin et Cie, Paris, 1927. Dans ce livre, nous voyons l’évolutionnisme bergsonien se solidariser aussi nettement que possible avec le « transformisme », et cela au moment où, de l’aveu même de l’auteur, celui-ci a déjà perdu beaucoup de terrain. Nous y retrouvons aussi, exprimées peut-être plus franchement encore que chez M. Bergson, des affirmations comme celles du « changement pur, se suffisant à lui-même », et de la « substantialité intrinsèque du devenir ». La place nous manque évidemment ici pour discuter ces conceptions, mais nous pouvons tout au moins faire à ce sujet les deux remarques suivantes : d’abord, ces philosophes triomphent un peu trop facilement parce qu’ils ne trouvent l’immuable nulle part dans le domaine « physique », c’est-à-dire là où en effet il ne peut pas être ; ensuite, il est vraiment étrange qu’ils s’imaginent faire de la « métaphysique », alors que tout ce qu’ils affirment équivaut précisément à la négation même de la métaphysique. En outre, une constatation s’impose : c’est que ceux qui ont pu croire que le bergsonisme s’opposait en quelque façon au « scientisme » devront renoncer à cette illusion ; ici, il rejoint au contraire le « scientisme » sous sa forme la plus naïve, celle qui prend les hypothèses pour des « faits ». Tout cela vieillira terriblement vite, si même ce n’est pas déjà quelque peu « démodé » ; nous pouvons bien employer ce mot, car, au fond, le succès des théories de ce genre n’est qu’affaire de mode et rien de plus. Annie Besant. – La Nouvelle Civilisation22. Dans ce petit livre sont réunies quatre conférences données à Londres, en juin 1927, par la présidente de la Société Théosophique. La « nouvelle civilisation », d’après elle, est celle de la « sous-race » qui se forme actuellement en Californie, en attendant la venue de la future « race-mère » qui doit, un peu plus tard, prendre naissance dans la même région. Ces prévisions fantaisistes ne sont guère, à vrai dire, qu’un prétexte à déclamations humanitaires et « socialisantes », qui ne sortent pas de l’ordinaire banalité des prêches de « fraternité universelle » qu’on entend dans les milieux de ce genre. J. Krishnamurti. – La Vie comme idéal. Après l’« Apôtre », voici le « Messie » lui-même, et sa conférence est encore plus banale s’il est possible : un assemblage de phrases creuses et vagues, d’où la seule impression qui se dégage un peu nettement est celle d’une sorte d’« anarchisme » intellectuel. Chose curieuse, alors que certains présentent l’auteur de ces pages comme le fondateur de la religion de l’avenir, il déclare que « les religions ne sont à ses yeux que les pensées congelées des hommes » et qu’« elles n’ont, selon lui, aucun rapport avec la vérité ». On peut se demander comment ses disciples arriveront à se reconnaître dans ce chaos d’assertions qui se détruisent les unes les autres ; il est vrai que les contradictions ne semblent guère les gêner. A. E. Powell. – Le Corps astral. Encore un livre de même provenance que les deux précédents, mais d’un caractère assez différent : c’est, comme le dit l’auteur lui-même, une « compilation » de ce qui a déjà été exposé sur le sujet dans d’autres ouvrages théosophistes, notamment dans ceux du « Docteur » Annie Besant et de « Monseigneur » Leadbeater. On trouvera là toutes les fantastiques assertions des « clairvoyants » ; et, en les voyant ainsi rassemblées et résumées, on se rend compte plus nettement encore de la façon grossièrement matérielle dont ces gens se représentent toutes choses. Édouard Le Roy. – Les Origines humaines et l’évolution de l’intelligence. – 375 p., Boivin et Cie, Paris, 192823. Ce recueil de leçons professées au Collège de France par le successeur de M. Bergson est, comme le précédent dont nous avons rendu compte ici (novembre 1928), consacré entièrement à l’exposition et à la défense d’une théorie transformiste, appliquée cette fois plus spécialement à l’espèce humaine. Les observations que nous avons formulées, notamment en ce qui concerne la confusion d’une hypothèse avec un fait, s’appliquent donc encore ; et, même si nous disposions de la place suffisante pour discuter ces choses en détail, nous ne nous en sentirions guère le courage : tout cela date terriblement ! Il est assez amusant, mais peut-être aussi un peu triste, de constater que le transformisme se trouve avoir pour derniers défenseurs deux catholiques : M. Le Roy et le P. Teilhard de Chardin, dont la collaboration semble si étroite qu’on pourrait vraiment dire qu’ils pensent en commun… Ajoutons seulement que le langage de M. Le Roy est parfois bien extraordinaire : ainsi, un chapitre est intitulé « La noosphère et l’hominisation » ; ailleurs, il est dit que « le pré-homme avait un comportement arborial », ce qui veut dire tout simplement qu’il vivait sur les arbres ; quel besoin y a-t-il d’employer un pareil jargon ? —————————— [1] Les comptes rendus suivants ont parus dans la Revue philosophique, juil. 1919 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.] [2] Les comptes rendus suivants ont paru dans la Revue philosophique, mars-avril 1920 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.] [3] Revue philosophique, juil. 1920 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.] [4] Revue philosophique, sept. 1920 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.] [5] Revue philosophique, mai-juin 1921 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.] [6] Les comptes rendus suivant ont paru dans la Revue philosophique, nov. 1921 ; repris dans la revue Science Sacrée, nº special René Guénon, 2003. [N.d.É.] [7] Revue de philosophie, janv.-fév. 1924. [N.d.É.] [8] Revue de philosophie, mai-juin 1925. [N.d.É.] [9] Nous nous permettrons de relever deux légères inexactitudes en ce qui concerne la fameuse « loi des trois états » : ce que Comte appelle l’« état théologique » se subdivise pour lui en trois phases secondaires, fétichisme, polythéisme et monothéisme, de sorte qu’on ne peut dire qu’« état théologique » et « état fétichiste » soient à ses yeux des équivalents ; d’autre part, l’« état métaphysique », suivant le sens bizarre qu’il donne à ce mot, n’est pas représenté par le catholicisme, mais au contraire par tout ce qui a un caractère négatif et destructeur, et notamment par la Réforme et la Révolution. [10] La liste aurait pu être allongée encore ; il est dommage qu’on n’y voie pas paraître les théoriciens de l’« évolutionnisme » sous toutes ses formes, ni les promoteurs de la soi-disant « science des religions », à l’exception de Renan qui peut être rattaché à la fois à l’un et à l’autre de ces deux groupes. [11] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, fév. 1926. [N.d.É.] [12] Vient de paraître, avril 1926. [N.d.É.] [13] Vient de paraître, oct. 1926. [N.d.É.] [14] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, mars 1927. [N.d.É.] [15] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, juil.-août 1927. [N.d.É.] [16] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, nov. 1927. [N.d.É.] [17] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, déc. 1927. [N.d.É.] [18] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, mars 1928. [N.d.É.] [19] Vient de paraître, mai 1928. [N.d.É.] [20] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, sept.-oct. 1928. [N.d.É.] [21] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, nov. 1928. [N.d.É.] [22] Les comptes rendus suivants ont paru dans la revue Vient de paraître, mars 1929. [N.d.É.] [23] Vient de paraître, déc. 1929. [N.d.É.] |
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