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Le Symbolisme de la Croix, René Guénon, éd. Guy Trédaniel, 1996 |
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Si nous reprenons maintenant le symbole du serpent enroulé autour de l’arbre, dont nous avons dit quelques mots plus haut, nous constaterons que cette figure est exactement celle de l’hélice tracée autour du cylindre vertical de la représentation géométrique que nous avons étudiée. L’arbre symbolisant l’« Axe du Monde » comme nous l’avons dit, le serpent figurera donc l’ensemble des cycles de la manifestation universelle1 ; et, en effet, le parcours des différents états est représenté, dans certaines traditions, comme une migration de l’être dans le corps de ce serpent2. Comme ce parcours peut être envisagé suivant deux sens contraires, soit dans le sens ascendant, vers les états supérieurs, soit dans le sens descendant, vers les états inférieurs, les deux aspects opposés du symbolisme du serpent, l’un bénéfique et l’autre maléfique, s’expliquent par là d’eux-mêmes3. On trouve le serpent enroulé, non seulement autour de l’arbre, mais aussi autour de divers autres symboles de l’« Axe du Monde »4, et particulièrement de la montagne, comme on le voit, dans la tradition hindoue, dans le symbolisme du « barattement de la mer »5. Ici, le serpent Shêsha ou Ananta, représentant l’indéfinité de l’Existence universelle, est enroulé autour du Mêru, qui est la « montagne polaire »6, et il est tiré en sens contraires par les Dêvas et les Asuras, qui correspondent respectivement aux états supérieurs et inférieurs par rapport à l’état humain ; on aura alors les deux aspects bénéfique et maléfique suivant qu’on envisagera le serpent du côté des Dêvas ou du côté des Asuras7. D’autre part, si l’on interprète la signification de ceux-ci en termes de « bien » et de « mal », on a une correspondance évidente avec les deux côtés opposés de l’« Arbre de la Science » et des autres symboles similaires dont nous avons parlé précédemment8. Il y a lieu d’envisager encore un autre aspect sous lequel le serpent, dans son symbolisme général, apparaît, sinon précisément comme maléfique (ce qui implique nécessairement la présence du corrélatif bénéfique, « bien » et « mal », comme les deux termes de toute dualité, ne pouvant se comprendre que l’un par l’autre), tout au moins comme redoutable, en tant qu’il figure l’enchaînement de l’être à la série indéfinie des cycles de manifestation9. Cet aspect correspond notamment au rôle du serpent (ou du dragon qui en est alors un équivalent) comme gardien de certains symboles d’immortalité dont il défend l’approche : c’est ainsi qu’on le voit enroulé autour de l’arbre aux pommes d’or du jardin des Hespérides, ou du hêtre de la forêt de Colchide auquel est suspendue la « toison d’or » ; il est évident que ces arbres ne sont pas autre chose que des formes de l’« Arbre de Vie », et que, par conséquent, ils représentent encore l’« Axe du Monde »10. Pour se réaliser totalement, il faut que l’être échappe à cet enchaînement cyclique et passe de la circonférence au centre, c’est-à-dire au point où l’axe rencontre le plan représentant cet état où cet être se trouve actuellement ; l’intégration de cet état étant tout d’abord effectuée par là même, la totalisation s’opérera ensuite, à partir de ce plan de base, suivant la direction même de l’axe vertical. Il est à remarquer que, tandis qu’il y a continuité entre tous les états envisagés dans leur parcours cyclique, comme nous l’avons expliqué précédemment, le passage au centre implique essentiellement une discontinuité dans le développement de l’être ; il peut, à cet égard, être comparé à ce qu’est, au point de vue mathématique, le « passage à la limite » d’une série indéfinie en variation continue. En effet, la limite, étant par définition une quantité fixe, ne peut, comme telle, être atteinte dans le cours de la variation, même si celle-ci se poursuit indéfiniment ; n’étant pas soumise à cette variation, elle n’appartient pas à la série dont elle est le terme, et il faut sortir de cette série pour y parvenir. De même, il faut sortir de la série indéfinie des états manifestés et de leurs mutations pour atteindre l’« Invariable Milieu », le point fixe et immuable qui commande le mouvement sans y participer, comme la série mathématique tout entière est, dans sa variation, ordonnée par rapport à sa limite, qui lui donne ainsi sa loi, mais est elle-même au-delà de cette loi. Pas plus que le passage à la limite, ni que l’intégration qui n’en est d’ailleurs en quelque sorte qu’un cas particulier, la réalisation métaphysique ne peut s’effectuer « par degrés » ; elle est comme une synthèse qui ne peut être précédée d’aucune analyse, en vue de laquelle toute analyse serait d’ailleurs impuissante et de portée rigoureusement nulle. Il y a dans la doctrine islamique un point intéressant et important en connexion avec ce qui vient d’être dit : le « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm) dont il est parlé dans la fâtihah (littéralement « ouverture ») ou première sûrat du Qorân n’est pas autre chose que l’axe vertical pris dans son sens ascendant, car sa « rectitude » (identique au Te de Lao-tseu) doit, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, « se lever »), être envisagée suivant la direction verticale. On peut dès lors comprendre facilement la signification du dernier verset, dans lequel ce « chemin droit » est défini comme « chemin de ceux sur qui Tu répands Ta grâce, non de ceux sur qui est Ta colère ni de ceux qui sont dans l’erreur » (çirâta elladhîna anamta alayhim, ghayri el-maghdûbi alayhim wa lâ ed-dâllîn). Ceux sur qui est la « grâce » divine11, ce sont ceux qui reçoivent directement l’influence de l’« Activité du Ciel », et qui sont conduits par elle aux états supérieurs et à la réalisation totale, leur être étant en conformité avec le Vouloir universel. D’autre part, la « colère » étant en opposition directe avec la « grâce », son action doit s’exercer aussi suivant l’axe vertical, mais avec l’effet inverse, le faisant parcourir dans le sens descendant, vers les états inférieurs12 : c’est la voie « infernale » s’opposant à la voie « céleste », et ces deux voies sont les deux moitiés inférieure et supérieure de l’axe vertical, à partir du niveau correspondant à l’état humain. Enfin, ceux qui sont dans l’« erreur », au sens propre et étymologique de ce mot, ce sont ceux qui, comme c’est le cas de l’immense majorité des hommes, attirés et retenus par la multiplicité, errent indéfiniment dans les cycles de la manifestation, représentés par les spires du serpent enroulé autour de l’« Arbre du Milieu »13. Rappelons encore, à ce propos, que le sens propre du mot Islâm est « soumission à la Volonté divine »14 ; c’est pourquoi il est dit, dans certains enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn) et « infidèles » (kuffâr)15 consiste donc seulement en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à envisager ; les « fidèles » sont ceux qui suivent le « chemin droit », qui est le lieu de la « paix », et leur conformité au Vouloir universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin ». —————————— [1] Il y a, entre cette figure et celle de l’ouroboros, c’est-à-dire du serpent qui se dévore la queue, le même rapport qu’entre l’hélice complète et la figure circulaire du yin-yang, dans laquelle une de ses spires prise a part est considérée comme plane ; l’ouroboros représente l’indéfinité d’un cycle envisagé isolément, indéfinité qui, pour l’état humain, et en raison de la présence de la condition temporelle, revêt l’aspect de la « perpétuité ». [2] On trouve notamment ce symbolisme dans la Pistis Sophia gnostique, où le corps du serpent est partagé suivant le Zodiaque et ses subdivisions, ce qui nous ramène d’ailleurs à la figure de l’ouroboros, car il ne peut s’agir, dans ces conditions, que du parcours d’un seul cycle, à travers les diverses modalités d’un même état ; dans ce cas, la migration envisagée pour l’être se limite donc aux prolongements de l’état individuel humain. [3] Parfois, le symbole se dédouble pour correspondre à ces deux aspects, et on a alors deux serpents enroulés en sens contraire autour d’un même axe, comme dans la figure du caducée. On trouve un équivalent de celui-ci dans certaines formes du bâton brâhmanique (Brahma-danda), par un double enroulement de lignes mises respectivement en relation avec les deux sens de rotation du swastika. Ce symbolisme a d’ailleurs des applications multiples, que nous ne pouvons songer à développer ici ; une des plus importantes est celle qui concerne les courants subtils dans l’être humain (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX, 3e éd.) ; l’analogie du « microcosme » et du « macrocosme » est d’ailleurs valable encore à ce point de vue particulier. [4] On le trouve notamment autour de l’omphalos, ainsi que certaines figurations de l’« Œuf du Monde » (voir Le Roi du Monde, ch. IX) ; nous avons signalé à ce propos la connexion qui existe généralement entre les symboles de l’arbre, de la pierre, de l’œuf et du serpent ; ceci donnerait lieu à des considérations intéressantes, mais qui nous entraîneraient beaucoup trop loin. [5] Ce récit symbolique se trouve dans le Râmâyana. [6] Voir Le Roi du Monde, ch. IX, pp. 73-74. [7] On peut aussi rapporter ces deux aspects aux deux significations opposées que présente le mot Asura lui-même suivant la façon dont on le décompose : asu-ra, « qui donne la vie » ; a-sura, « non-lumineux ». C’est dans ce dernier sens seulement que les Asuras s’opposent aux Dêvas, dont le nom exprime la luminosité des sphères célestes ; dans l’autre sens, au contraire, ils s’y identifient en réalité (d’où l’application qui est faite de cette dénomination d’Asuras, dans certains textes vêdiques, à Mitra et à Varuna) ; il faut bien prendre garde à cette double signification pour résoudre les apparences de contradictions auxquelles elle peut donner naissance. – Si l’on applique à l’enchaînement des cycles le symbolisme de la succession temporelle, on comprend sans peine pourquoi il est dit que les Asuras sont antérieurs aux Dêvas. Il est au moins curieux de remarquer que, dans le symbolisme de la Genèse hébraïque, la création des végétaux avant celle des astres ou « luminaires » peut être rattachée à cette antériorité ; en effet, d’après la tradition hindoue, le végétal procède de la nature des Asuras, c’est-à-dire des états inférieurs par rapport à l’état humain, tandis que les corps célestes représentent naturellement les Dêvas, c’est-à-dire les états supérieurs. Ajoutons aussi, à cet égard, que le développement de l’« essence végétative » dans l’Eden, c’est le développement des germes provenant du cycle antécédent, ce qui répond encore au même symbolisme. [8] Dans le symbolisme temporel, on a aussi une analogie avec les deux visages de Janus, en tant que l’un de ceux-ci est considéré comme tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé. Peut-être pourrons-nous quelque jour, dans une autre étude, montrer, d’une façon plus explicite que nous n’avons pu le faire jusqu’ici, le lien profond qui existe entre tous ces symboles des différentes formes traditionnelles. [9] C’est le samsâra bouddhique, la rotation indéfinie de la « roue de vie », dont l’être doit se libérer pour atteindre le Nirvâna. L’attachement à la multiplicité est aussi, en un sens, la « tentation » biblique, qui éloigne l’être de l’unité centrale originelle et l’empêche d’atteindre le fruit de l’« Arbre de Vie » ; et c’est bien par là en effet, que l’être est soumis à l’alternance des mutations cycliques, c’est-à-dire à la naissance et à la mort. [10] Il faut mentionner encore, à un point de vue assez proche de celui-là, les légendes symboliques qui, dans de nombreuses traditions, représentent le serpent ou le dragon comme gardien de « trésors cachés » ; ceux-ci sont en relation avec divers autres symboles fort importants, comme ceux de la « pierre noire » et du « feu souterrain » (voir Le Roi du Monde, ch. I et VII) ; c’est encore un de ces nombreux points que nous ne pouvons qu’indiquer en passant, quitte à y revenir en quelque autre occasion. [11] Cette « grâce » est l’« effusion de rosée » qui, dans la Qabbalah hébraïque, est mise en rapport direct avec l’« Arbre de Vie » (voir Le Roi du Monde, ch. III, . 28). [12] Cette descente directe de l’être suivant l’axe vertical est représentée notamment par la « chute des anges » ; ceci, quand il s’agit des êtres humains, ne peut évidemment correspondre qu’à un cas exceptionnel, et un tel être est dit Waliyush-Shaytân, parce qu’il est en quelque sorte l’inverse du « saint » ou Waliyur-Rahman. [13] Ces trois catégories d’êtres pourraient être désignées respectivement comme les « élus », les « rejetés » et les « égarés » ; il y a lieu de remarquer qu’elles correspondent exactement aux trois gunas : la première à sattwa, la seconde à tamas, et la troisième à rajas. – Certains commentateurs exotériques du Qorân ont prétendu que les « rejetés » étaient les Juifs et que les « égarés » étaient les Chrétiens ; mais c’est là une interprétation étroite, fort contestable même au point de vue exotérique, et qui, en tout cas, n’a évidemment rien d’une explication selon la haqîqah. – Au sujet de la première des trois catégories dont il s’agit ici, nous devons signaler que l’« Élu » (El-Mustafâ) est, dans l’Islam, une désignation appliquée au Prophète et, au point de vue ésotérique, à l’« Homme Universel ». [14] Voir Le Roi du Monde, ch. VI, p. 49 ; nous avons signalé alors l’étroite parenté de ce mot avec ceux qui désignent le « salut » et la « paix » (Es-salâm). [15] Cette distinction ne concerne pas seulement les hommes, car elle est appliquée aussi aux Jinns par la tradition islamique ; en réalité, elle est applicable à tous les êtres. |
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