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Le Symbolisme de la Croix, René Guénon, éd. Guy Trédaniel, 1996 |
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Dans tout ce qui précède, nous n’avons pas cherché à établir une distinction nette entre les significations respectives des deux termes « espace » et « étendue », et, dans bien des cas, nous les avons même employés à peu près indifféremment l’un pour l’autre ; cette distinction, comme celle du « temps » et de la « durée », peut être d’un grand usage pour certaines subtilités philosophiques, elle peut même avoir quelque valeur réelle au point de vue cosmologique, mais, assurément, la métaphysique pure n’en a que faire1. D’ailleurs, d’une façon générale, nous préférons nous abstenir de toutes les complications de langage qui ne seraient pas strictement nécessaires à la clarté et à la précision de notre exposé ; et, suivant une déclaration qui n’est pas de nous, mais que nous pouvons entièrement faire nôtre, « nous répugnons à charger la métaphysique d’une nouvelle terminologie, nous rappelant que les terminologies sont des sujets de discussions, d’erreur et de discrédit ; ceux qui les créent, pour les besoins apparents de leurs démonstrations, en hérissent incompréhensiblement leurs textes, et s’y attachent avec tant d’amour que souvent ces terminologies, arides et inutiles, finissent par constituer l’unique nouveauté du système proposé »2. En dehors de ces raisons générales, s’il nous est arrivé souvent d’appeler espace ce qui, à proprement parler, n’est en réalité qu’une étendue particulière à trois dimensions, c’est que, même dans le plus haut degré d’universalisation du symbole spatial que nous avons étudié, nous n’avons pas dépassé les limites de cette étendue, prise pour donner une figuration, nécessairement imparfaite comme nous l’avons expliqué, de l’être total. Cependant, si l’on voulait s’astreindre à un langage plus rigoureux, on devrait sans doute n’employer le mot « espace » que pour désigner l’ensemble de toutes les étendues particulières ; ainsi, la possibilité spatiale, dont l’actualisation constitue une des conditions spéciales de certaines modalités de manifestation (telles que notre modalité corporelle, en particulier) dans le degré d’existence auquel appartient l’état humain, contient dans son indéfinité toutes les étendues possibles, dont chacune est elle-même indéfinie à un moindre degré, et qui peuvent différer entre elles par le nombre des dimensions ou par d’autres caractéristiques ; et il est d’ailleurs évident que l’étendue dite « euclidienne », qu’étudie la géométrie ordinaire, n’est qu’un cas particulier de l’étendue à trois dimensions, puisqu’elle n’en est pas la seule modalité concevable3. Malgré cela, la possibilité spatiale, même dans toute cette généralité où nous l’envisageons, n’est encore qu’une possibilité déterminée, indéfinie sans doute, et même indéfinie à une puissance multiple, mais néanmoins finie, puisque, comme le montre en particulier la production de la série des nombres à partir de l’unité, l’indéfini procède du fini, ce qui n’est possible qu’à la condition que le fini lui-même contienne en puissance cet indéfini ; et il est bien évident que le « plus » ne peut pas sortir du « moins », ni l’infini du fini. D’ailleurs, s’il en était autrement, la coexistence d’une indéfinité d’autres possibilités, qui ne sont pas comprises dans celle-là4, et dont chacune est également susceptible d’un développement indéfini, serait impossible ; et cette seule considération, à défaut de toute autre, suffirait pleinement à démontrer l’absurdité de cet « espace infini » dont on a tant abusé5, car ne peut être vraiment infini que ce qui comprend tout, ce hors de quoi il n’y a absolument rien qui puisse le limiter d’une façon quelconque, c’est-à-dire la Possibilité totale et universelle6. Nous arrêterons là le présent exposé, réservant pour une autre étude le surplus des considérations relatives à la théorie métaphysique des états multiples de l’être, que nous envisagerons alors indépendamment du symbolisme géométrique auquel elle donne lieu. Pour rester dans les limites que nous entendons nous imposer pour le moment, nous ajouterons simplement ceci, qui nous servira de conclusion : c’est par la conscience de l’Identité de l’Être, permanente à travers toutes les modifications indéfiniment multiples de l’Existence unique, que se manifeste, au centre même de notre état humain aussi bien que de tous les autres états, cet élément transcendant et informel, donc non-incarné et non-individualisé, qui est appelé le « Rayon Céleste » ; et c’est cette conscience, supérieure par là même à toute faculté de l’ordre formel, donc essentiellement supra-rationnelle, et impliquant l’assentiment de la loi d’harmonie qui relie et unit toutes choses dans l’Univers, c’est, disons-nous, cette conscience qui, pour notre être individuel, mais indépendamment de lui et des conditions auxquelles il est soumis, constitue véritablement la « sensation de l’éternité »7. —————————— [1] Tandis que l’étendue est habituellement considérée comme un particularisation de l’espace, le rapport du temps et de la durée est parfois envisagé dans un sens opposé : selon certaines conceptions, en effet, et notamment celle des philosophes scolastiques, le temps n’est qu’un mode particulier de la durée ; mais ceci, qui est d’ailleurs parfaitement acceptable, se rattache à des considérations qui sont étrangères à notre sujet. Tout ce que nous pouvons dire à cet égard, c’est que le terme « durée » est pris alors pour désigner généralement tout mode de succession, c’est-à-dire en somme toute condition qui, dans d’autres états d’existence, peut correspondre analogiquement à ce qu’est le temps dans l’état humain ; mais l’emploi de ce terme risque peut-être de donner lieu à certaines confusions. [2] Matgioi, La Voie Métaphysique, p. 29 (note). [3] La parfaite cohérence logique des diverses géométries « non-euclidiennes » en est une preuve suffisante ; mais, bien entendu, ce n’est pas ici le lieu d’insister sur la signification et la portée de ces géométries, non plus que sur celles de l’« hypergéométrie » ou géométrie à plus de trois dimensions. [4] Pour s’en tenir à ce qui est connu de tout le monde, la pensée ordinaire elle-même, telle que l’envisagent les psychologues, est en dehors de l’espace et ne peut s’y situer en aucune façon. [5] Aussi bien, d’ailleurs, que celle du « nombre infini » ; d’une façon générale, le prétendu « infini quantitatif », sous toutes ses formes, n’est et ne peut être purement et simplement que de l’infini ; par là disparaissent toutes les contradictions inhérentes à ce soi-disant infini, et qui embarrassent si fort les mathématiciens et les philosophes. [6] S’il nous est impossible, comme nous l’avons dit plus haut, d’admettre le point de vue étroit du géocentrisme, habituellement lié à l’anthropomorphisme, nous n’approuvons donc pas davantage cette sorte de lyrisme scientifique, ou plutôt pseudo-scientifique, qui paraît surtout cher à certains astronomes, et où il est sans cesse question de l’« espace infini » et du « temps éternel », qui sont, nous le répétons, de pures absurdités, puisque, précisément, ne peut être infini et éternel que ce qui est indépendant de l’espace et du temps ; ce n’est encore là, au fond, qu’une des nombreuses tentatives de l’esprit moderne pour limiter la Possibilité universelle à la mesure de ses propres capacités, qui ne dépassent guère les bornes du monde sensible. [7] Il va de soi que le mot « sensation » n’est pas pris ici dans son sens propre, mais qu’il doit être entendu, par transposition analogique, d’une faculté intuitive, qui saisit immédiatement son objet, comme la sensation le fait dans son ordre ; mais il y a là toute la différence qui sépare l’intuition intellectuelle de l’intuition sensible, le supra-rationnel de l’infra-rationnel. |
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