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Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962 |
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Au cours de l’étude dont nous venons de parler2, A.K. Coomaraswamy examine incidemment un autre symbole dont la signification est en rapport avec la Janua Cœli : il s’agit d’une « tête de monstre » qui, sous des formes variées et souvent plus ou moins stylisées, se rencontre dans les pays les plus différents, où elle a reçu des noms également divers, notamment ceux de Kâla-mukha et Kîrti-mukha dans l’Inde, et celui de T’ao-t’ie en Chine ; on la retrouve aussi, non seulement au Cambodge et à Java, mais jusque dans l’Amérique centrale, et elle n’est même pas étrangère non plus à l’art européen du moyen âge. Ce qu’il importe de remarquer avant tout, c’est que cette figuration est généralement placée sur le linteau d’une porte ou la clef de voûte d’une arche, ou encore au sommet d’une niche (torana) contenant l’image d’une divinité ; d’une façon ou d’une autre, elle apparaît le plus souvent comme liée à l’idée de la porte, ce qui en détermine nettement la valeur symbolique3. On a donné de cette figure un certain nombre d’explications (nous ne parlons pas, bien entendu, de ceux qui ne veulent y voir qu’un motif simplement « décoratif »), qui peuvent contenir une part de vérité, mais dont la plupart sont insuffisantes, ne serait-ce qu’en ce qu’elles ne sauraient s’appliquer indistinctement à tous les cas. Ainsi, M. K. Marchai a remarqué que, dans les figurations qu’il a étudiées plus spécialement, la mâchoire inférieure manquait presque toujours ; joignant à ce fait la forme ronde des yeux4 et la mise en évidence des dents, il en conclut qu’il a dû s’agir, à l’origine, de l’image d’un crâne humain5. Cependant, la mâchoire inférieure n’est pas toujours absente, et elle existe notamment dans le T’ao-t’ie chinois, bien qu’elle y présente une apparence assez singulière, comme si elle était coupée en deux parties symétriques qui auraient été rabattues de chaque côté de la tête, ce que M. Cari Hentze explique comme répondant à l’aspect de la dépouille étalée d’un tigre ou d’un ours6 ; cela peut être exact dans ce cas particulier, mais ne le serait plus ailleurs, où le monstre a une bouche de forme normale et plus ou moins largement ouverte ; et, même en ce qui concerne le T’ao-t’ie, cette explication n’a en somme qu’une valeur « historique » et ne touche naturellement en rien à l’interprétation symbolique. Le T’ao-t’ie n’est d’ailleurs en réalité ni un tigre ni un ours, non plus qu’aucun autre animal déterminé, et M. Hentze décrit ainsi le caractère composite de ce masque fantastique : « gueule de carnassier armée de grands crocs, cornes de buffle ou de bélier, face et aigrettes de hibou, moignons d’ailes et griffes d’oiseau de proie, ornement frontal en forme de cigale ». Cette figure est fort ancienne en Chine, puisqu’elle se trouve presque constamment sur les bronzes de la dynastie Chang7 ; le nom de T’ao-t’ie, qu’on traduit habituellement par « glouton » ou par « ogre », paraît ne lui avoir été donné que beaucoup plus tard, mais cette appellation n’en est pas moins juste, car c’est bien d’un monstre « dévorateur » qu’il s’agit en effet. Ceci est également vrai pour ses équivalents appartenant à d’autres traditions, et qui, même s’ils ne présentent pas un caractère aussi composite que le T’ao-t’ie, semblent en tout cas ne jamais pouvoir se ramener à la représentation d’un animal unique : ainsi, dans l’Inde, ce peut être un lion (et c’est alors qu’on est convenu de lui donner plus particulièrement le nom de Kâla), ou un Makara (symbole de Varuna, ce qui est à retenir en vue des considérations qui vont suivre), ou même un aigle, c’est-à-dire un Garuda ; mais, sous toutes ces formes, la signification essentielle demeure toujours la même. Quant à cette signification, M. Hentze, dans l’article que nous venons de citer, voit avant tout dans le T’ao-t’ie un « démon des ténèbres » ; cela peut être vrai en un certain sens, mais à la condition d’être expliqué et précisé, ainsi qu’il l’a d’ailleurs fait lui-même depuis lors dans un autre travail8. Ce n’est point un « démon » au sens ordinaire de ce mot, mais au sens originel de l’Asura védique, et les ténèbres dont il s’agit sont en réalité les ténèbres supérieures9 » ; en d’autres termes, il s’agit là d’un symbole de l’« Identité Suprême » en tant qu’absorbant et émettant tour à tour la « Lumière du Monde ». Le T’ao-t’ie et les autres monstres similaires correspondent donc à Vritra et à ses divers équivalents, et aussi à Varuna, par qui la lumière ou la pluie est alternativement retenue et relâchée, alternance qui est celle des cycles involutifs et évolutifs de la manifestation universelle10 ; aussi Coomaraswamy a-t-il pu dire avec raison que cette face, quelles que soient ses apparences diverses, est véritablement la « Face de Dieu » qui à la fois « tue et vivifie »11. Ce n’est donc pas précisément une « tête de mort » comme le voudrait M. Marchai, à moins que celle-ci ne soit prise comme un symbole ; mais c’est plutôt, comme le dit encore Coomaraswamy, la « tête de la Mort », c’est-à-dire de Mrityu, dont Kâla est aussi un des noms12. Kâla est proprement le Temps « dévorateur »13, mais il désigne aussi, par transposition, le Principe même en tant que « destructeur », ou plutôt « transformateur », par rapport à la manifestation qu’il ramène à l’état non-manifesté en la résorbant en quelque sorte en lui-même, ce qui est le sens le plus élevé dans lequel la Mort puisse être entendue. Il est aussi assimilé symboliquement au soleil, et l’on sait d’ailleurs que le lion, dont il emprunte le masque (sinha-mukha), est plus particulièrement un symbole solaire ; ceci nous ramène à ce que nous avons exposé précédemment au sujet de la Janua Cœli, et Coomaraswamy rappelle à ce propos que le Christ, qui a dit : « Je suis la Porte », est aussi à la fois le « Lion de Juda » et le « Soleil des hommes »14. Dans les églises byzantines, la figure du Pantokrator ou du Christ « en majesté » occupe à la voûte la position centrale, c’est-à-dire celle qui correspond précisément à l’« œil » du dôme ; or celui-ci, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, représente, à l’extrémité supérieure de l’« Axe du Monde », la porte par laquelle s’effectue la « sortie du cosmos »15. Pour en revenir à Kâla, la figuration composite connue à Java sous le nom de Kâla-makara, et dans laquelle les traits du lion sont combinés avec ceux du Makara, a aussi une signification essentiellement solaire, et en même temps, par son aspect de Makara, elle se réfère plus précisément au symbolisme de Varuna. En tant que celui-ci s’identifie à Mrityu ou à Yama16, le Makara est le crocodile (shishumâra ou shimshumârî) aux mâchoires ouvertes qui se tient « contre le courant » représentant la voie unique par laquelle tout être doit passer nécessairement, et qui se présente ainsi comme le « gardien de la porte » qu’il doit franchir pour être libéré des conditions limitatives (symbolisées aussi par le pâsha de Varuna) qui le retiennent dans le domaine de l’existence contingente et manifestée17. D’autre part, ce même Makara est, dans le Zodiaque hindou, le signe du Capricorne, c’est-à-dire la « porte des Dieux »18 ; il a donc deux aspects apparemment opposés, « bénéfique » et « maléfique » si l’on veut, qui correspondent aussi à la dualité de Mitra et de Varuna (réunis en un couple indissoluble sous la forme duelle Mitrâvarunau), ou du « Soleil diurne » et du « Soleil nocturne », ce qui revient à dire que, suivant l’état auquel est parvenu l’être qui se présente devant lui, sa bouche est pour celui-ci la « porte de la Délivrance » ou les « mâchoires de la Mort19 ». Ce dernier cas est celui de l’homme ordinaire, qui doit, en passant par la mort, revenir à un autre état de manifestation, tandis que le premier est celui de l’être qui est « qualifié pour passer à travers le milieu du Soleil20 », par le moyen du « septième rayon », parce qu’il s’est déjà identifié au Soleil lui-même, et qu’ainsi, à la question « qui es-tu ? » qui lui est posée lorsqu’il arrive à cette porte, il peut répondre véritablement : « Je suis Toi. » —————————— [1] Publié dans É. T., mars-avril 1946. [2] Swayamâtrinnâ : Janua Cœli, dans Zalmoxis, t. II (1939). [3] Coomaraswamy donne la reproduction d’une figure de T’ao-t’ie de l’époque des Han, à laquelle un anneau est comme suspendu, et qui pourrait être regardée en quelque sorte comme le prototype de la forme commune des heurtoirs, en usage jusqu’à nos jours, celle d’un masque d’animal tenant un anneau dans sa bouche ; cet anneau est lui-même ici un symbole de la « porte étroite », comme la gueule ouverte du monstre l’est dans d’autres cas. [4] Cette forme est en réalité, très généralement, un caractère de la représentation traditionnelle des entités « terribles » ; c’est ainsi que la tradition hindoue l’attribue aux Yakshas et autres génies « gardiens » et la tradition islamique aux Jinn. [5] The Head of the Monster in Khmer and Far Eastern Decoration, dans le Journal of the Indian Society of Oriental Art (1948). [6] Le Culte de l’ours et du tigre et le « T’ao-t’ie », dans Zalmoxis, t. I (1938). [7] Cf. H. G. Creel, Studies in Early Chinese Culture ; cet auteur insiste particulièrement sur les éléments de cette représentation empruntés au bœuf et au bélier, et il y voit un rapport possible avec le fait que ces animaux étaient, à l’époque des Chang, ceux qui servaient le plus souvent aux sacrifices. [8] Die Sakralbronzen und ihre Bedeutung in der Frühchinesischen Kulturen (Anvers, 1941). – Nous ne connaissons pas directement cet ouvrage mais nous devons à Coomaraswamy l’indication du sens dans lequel le T’ao-t’ie y est interprété. [9] Voir notre étude sur Les deux nuits. [10] La lumière et la pluie sont deux symboles des influences célestes ; nous reviendrons sur cette équivalence. [11] El-Muhyî et El-Mumît sont deux noms divins dans la tradition islamique. [12] Coomaraswamy signale à ce propos des poignées de sabres indonésiennes où sont figurés des monstres dévorateurs ; il est évident qu’un symbole de la Mort est ici particulièrement approprié. D’autre part, on peut aussi faire un rapprochement avec certaines représentations de Shinje, la forme thibétaine de Yama, tenant devant lui la « roue de l’Existence » et semblant s’apprêter à dévorer tous les êtres qui y sont figurés (voir M. Pallis, Peaks and Lamas, p. 146). [13] Ce mot a pour sens premier celui de « noir », ce qui nous ramène encore au symbolisme des « ténèbres », lequel est d’ailleurs applicable, à l’intérieur même de la manifestation, à tout passage d’un état à un autre. [14] La « porte solaire » (sûrya-dwâra) est la « porte de la Délivrance » (mukti-dwâra) ; la porte (dwâra) et la bouche (mukha) sont ici des symboles équivalents. Le soleil, en tant que « Face de Dieu », est également représenté par un masque de lion sur un sarcophage chrétien de Ravenne. [15] Voir La Porte étroite. [16] Voir Le « trou de l’aiguille ». [17] Voir Le passage des eaux. – Ce crocodile est l’Ammit des anciens Égyptiens, monstre qui attend le résultat de la psychostasis ou « pesée des âmes » pour dévorer ceux qui n’auront pas satisfait à cette épreuve. C’est aussi ce même crocodile qui, la gueule béante, guette le « fou » de la vingt et unième lame du Tarot ; ce « fou » est généralement interprété comme l’image du profane qui ne sait ni d’où il vient ni où il va, et qui marche aveuglément sans avoir conscience de l’abîme dans lequel il est sur le point de se précipiter. [18] Voir Quelques aspects du symbolisme du poisson. – Au lieu de l’aspect du crocodile « dévorateur », le Makara revêt alors celui du dauphin « sauveur ». [19] À la dualité Mitrâvarunau correspond, dans certaines traditions, l’association des symboles de l’Amour et de la Mort, que nous avons eu l’occasion de signaler à propos des « Fidèles d’Amour ». Cette même dualité est aussi, en un certain sens, celle des « deux hémisphères », à laquelle se réfère notamment le symbolisme des Dioscures ; voir La double spirale. [20] Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I 6, 1. |
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