|
Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962 |
p... | |||
A. K. Coomaraswamy a étudié2 la signification symbolique de certains « nœuds » qui se trouvent parmi les gravures d’Albert Dürer : ces « nœuds » sont des enchevêtrements très compliqués formés par le tracé d’une ligne continue, l’ensemble étant disposé en une figure circulaire ; dans plusieurs cas, le nom de Dürer est inscrit dans la partie centrale. Ces « nœuds » ont été rapprochés d’une figure similaire attribuée généralement à Léonard de Vinci, et au centre de laquelle se lisent les mots Accademia Leonardi Vinci ; certains ont voulu voir dans cette dernière la « signature collective » d’une « Académie » ésotérique comme il en exista un certain nombre en Italie à cette époque, et ce n’est sans doute pas sans raison. En effet, ces dessins ont été quelquefois appelés « dédales » ou « labyrinthes », et, ainsi que le fait remarquer Coomaraswamy, malgré la différence des formes qui peut être due en partie à des raisons d’ordre technique, ils ont effectivement un rapport étroit avec les labyrinthes, et plus particulièrement avec ceux qui étaient tracés sur le dallage de certaines églises du moyen âge ; or, ceux-ci sont également regardés comme constituant une « signature collective » des corporations de constructeurs. En tant qu’ils symbolisent le lien unissant entre eux les membres d’une organisation initiatique ou tout au moins ésotérique, ces tracés offrent évidemment une similitude frappante avec la « chaîne d’union » maçonnique ; et, si l’on se souvient des nœuds de celle-ci, le nom de « nœuds » (Knoten) donné à ces dessins, apparemment par Dürer lui-même, est aussi très significatif. Pour cette raison, aussi bien que pour une autre sur laquelle nous reviendrons par la suite, il est encore important de noter qu’il s’agit de lignes ne présentant aucune solution de continuité3 ; les labyrinthes des églises pouvaient également être parcourus d’un bout à l’autre sans qu’on y rencontre nulle part aucun point d’interruption obligeant à s’arrêter ou à revenir sur ses pas, de telle sorte qu’ils constituaient simplement en réalité un chemin très long qu’il fallait accomplir entièrement avant de parvenir au centre4. Dans certains cas, comme à Amiens, le « maître d’œuvre » s’était fait représenter lui-même dans la partie centrale, de même que Vinci et Dürer y ont inscrit leurs noms ; par là, ils se situaient symboliquement dans une « Terre Sainte »5, c’est-à-dire dans un lieu réservé aux « élus », ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs6, ou dans un centre spirituel qui était, dans tous les cas, une image ou un reflet du véritable « Centre du Monde », comme, dans la tradition extrême-orientale, l’Empereur se situait toujours au lieu central7. Ceci nous amène directement à des considérations d’un autre ordre, qui se rapportent à un sens plus « intérieur » et plus profond de ce symbolisme : puisque l’être qui parcourt le labyrinthe ou toute autre figuration équivalente arrive finalement par là à trouver le « lieu central », c’est-à-dire, au point de vue de la réalisation initiatique, son propre centre8, le parcours lui-même, avec toutes ses complications, est évidemment une représentation de la multiplicité des états ou des modalités de l’existence manifestée9, à travers la série indéfinie desquels l’être a dû « errer » tout d’abord avant de pouvoir s’établir dans ce centre. La ligne continue est alors l’image du sûtrâtmâ qui relie entre eux tous les états, et d’ailleurs, dans le cas du « fil d’Ariane » en connexion avec le parcours du labyrinthe, cette image se présente avec une telle netteté qu’on s’étonne qu’il soit possible de ne pas s’en apercevoir10 ; ainsi se trouve justifiée la remarque par laquelle nous avons terminé notre précédente étude sur le symbolisme de la « chaîne d’union ». D’autre part, nous avons insisté plus particulièrement sur le caractère d’« encadrement » que présente celle-ci ; or, il suffit de regarder les figures de Dürer et de Vinci pour se rendre compte qu’elles forment aussi de véritables « encadrements » autour de la partie centrale, ce qui constitue encore une similitude de plus entre ces symboles : et il est d’autres cas où nous allons retrouver également ce même caractère, d’une façon qui fait ressortir une fois de plus la parfaite concordance des différentes traditions. Dans un livre dont nous avons déjà parlé ailleurs11, Jackson Knight a signalé qu’on avait trouvé en Grèce, près de Corinthe, deux modèles réduits en argile de maisons remontant à l’époque archaïque dite « âge géométrique12 » ; sur les murs extérieurs se voient des méandres qui entourent la maison, et dont le tracé paraît avoir constitué en quelque sorte un « substitut » du labyrinthe. Dans la mesure où celui-ci représentait une défense, soit contre les ennemis humains, soit surtout contre les influences psychiques hostiles, on peut aussi regarder ces méandres comme ayant une valeur de protection, et même doublement, en empêchant non seulement les influences maléfiques de pénétrer dans la demeure, mais aussi les influences bénéfiques d’en sortir et de se disperser au-dehors. Il se peut d’ailleurs que, à certaines époques, on n’y ait rien vu de plus ; mais il ne faut pas oublier que la réduction des symboles à un usage plus ou moins « magique » correspond déjà à un état de dégénérescence au point de vue traditionnel, état dans lequel leur sens profond a été oublié13. Il a donc dû y avoir autre chose à l’origine, et il est facile de comprendre de quoi il s’agit en réalité si l’on se souvient que, traditionnellement, tout édifice est construit suivant un modèle cosmique ; tant qu’il n’y eut aucune distinction de « sacré » et de « profane », c’est-à-dire tant que le point de vue profane n’eut pas pris naissance par l’effet d’un amoindrissement de la tradition, il en fut partout et toujours ainsi pour les maisons particulières elles-mêmes. La maison était alors une image du Cosmos, c’est-à-dire comme un « petit monde » fermé et complet en lui-même ; et, si l’on remarque qu’elle est « encadrée » par le méandre exactement de la même façon que la Loge, dont la signification cosmique n’a pas été perdue, est « encadrée » par la « chaîne d’union », l’identité des deux symboles apparaît comme tout à fait évidente : dans l’un et l’autre cas, ce dont il s’agit en définitive n’est pas autre chose qu’une représentation du « cadre » même du Cosmos. Un autre exemple remarquable, au point de vue du symbolisme des « encadrements », nous est fourni par certains caractères chinois, se rapportant primitivement à des rites de fixation ou de stabilisation14 qui « consistaient à tracer des cercles concentriques ou une spirale autour des objets ; le caractère hêng, désignant un tel rite, était, dans l’ancienne écriture, formé d’une spirale ou de deux cercles concentriques entre deux lignes droites. Dans tout l’ancien monde, les nouvelles fondations, qu’il s’agît de camps, de cités ou de villages, étaient « stabilisées » en traçant des spirales ou des cercles autour d’elles »15, et nous ajouterons qu’on peut encore voir là l’identité réelle des « encadrements » avec les labyrinthes. Au sujet du caractère chich, que les commentateurs récents rendent simplement par « grand », l’auteur que nous venons de citer dit qu’il « dénote la magie qui assure l’intégrité des espaces en les “encadrant” de signes protecteurs ; tel est le but des dessins de bordures dans les anciennes œuvres d’art. Un chich fu est une bénédiction qui a été directement ou symboliquement “encadrée” de cette façon ; un fléau peut aussi être “encadré” pour l’empêcher de se répandre ». Ici encore, il n’est explicitement question que de « magie », ou de ce qu’on suppose être tel ; mais l’idée de « fixation » ou de « stabilisation » montre assez clairement ce qu’il en est au fond : il s’agit de la fonction qu’a essentiellement le « cadre », ainsi que nous l’avons dit précédemment, de rassembler et de maintenir à leur place les divers éléments qu’il entoure. Il y a d’ailleurs chez Lao-tseu des passages où figurent les caractères en question et qui sont très significatifs à cet égard : « Lorsqu’on fait en sorte d’encadrer (ou circonscrire, ying, caractère évoquant une idée similaire à celle de hêng) les sept esprits animaux et d’embrasser l’Unité, on peut être clos, étanche et incorruptible16 » ; et ailleurs : « Grâce à une connaissance convenablement encadrée (chich), nous marchons de plain-pied dans la grande Voie17. » Dans le premier de ces deux passages, il s’agit évidemment d’établir ou de maintenir l’ordre normal des différents éléments constitutifs de l’être afin d’unifier celui-ci ; dans le second, une « connaissance bien encadrée » est proprement une connaissance où chaque chose est mise exactement à la place qui lui convient. Du reste, la signification cosmique du « cadre » n’a elle-même nullement disparu en pareil cas ; en effet, l’être humain, suivant toutes les conceptions traditionnelles, n’est-il pas le « microcosme », et la connaissance ne doit-elle pas, elle aussi, comprendre d’une certaine façon la totalité du Cosmos ? —————————— [1] Publié dans É. T., oct.-nov. 1947. [2] The Iconography of Dürer’s « Knots » and Leonardo’s « Concatenation » dans The Art Quarterly, numéro du printemps 1944. [3] On pourra se souvenir ici du pentalpha qui, comme signe de reconnaissance des pythagoriciens, devait être tracé d’une façon continue. [4] Cf. W. R. Lethaby, Architecture, Mysticism and Myth, ch. VII. – Cet auteur, qui était lui-même un architecte, a réuni dans son livre un grand nombre d’informations intéressantes concernant le symbolisme architectural, mais malheureusement il n’a pas su en dégager la véritable signification. [5] On sait que les labyrinthes en question étaient communément appelés « chemin de Jérusalem », et que leur parcours était considéré comme tenant lieu de pèlerinage en Terre sainte ; à Saint-Omer, le centre contenait une représentation du Temple de Jérusalem. [6] La Caverne et le Labyrinthe. [7] Voir La Grande Triade, ch. XVI. – On pourrait rappeler, à l’occasion de ce rapprochement, le titre d’Imperator donné au chef de certaines organisations rosicruciennes. [8] Il peut naturellement s’agir, suivant les cas, soit du centre d’un état particulier d’existence, soit de celui de l’être total, le premier correspondant au terme des « petits mystères » et le second à celui des « grands mystères ». [9] Nous disons « modalités » pour le cas où l’on n’envisage que l’ensemble d’un seul état de manifestations, ainsi qu’il en est nécessairement en ce qui concerne les « petits mystères ». [10] Il importe aussi, sous le même rapport, de noter que les dessins de Dürer et de Vinci ont une ressemblance manifeste avec les « arabesques » comme l’a signalé Coomaraswamy ; les derniers vestiges de tracés de ce genre dans le monde occidental se trouvent dans les paraphes et autres ornements compliqués, toujours formés d’une seule ligne continue, qui demeurèrent chers aux calligraphes et aux maîtres d’écriture jusque vers le milieu du XIXe siècle, bien qu’alors le symbolisme n’en ait sans doute plus été compris par eux. [11] Cumaean Gates ; voir à ce sujet notre étude sur La Caverne et le Labyrinthe. [12] La reproduction de ces deux modèles se trouve à la page 67 du livre cité. [13] Naturellement, ce sens profond n’exclut pas plus une application « magique » que toute autre application légitime, mais la dégénérescence consiste en ce que le principe a été perdu de vue et qu’on n’envisage plus exclusivement qu’une simple application isolée et d’ordre inférieur. [14] Ces rites correspondent évidemment à un cas particulier de ce qui est désigné dans le langage hermétique comme la « coagulation » (voir La Grande Triade, ch. VI). [15] A. Waley, The Book of Changes, dans le Bulletin of the Museum of Far Eastern Antiquities, n° 5, Stockholm, 1934. [16] Tao-te-king, ch. X, traduction inédite de M. Jacques Lionnet. [17] Ibid., ch. LIII, même traduction. |
|||||
‹‹ | ›› |