|
Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962 |
p... | |||
Parmi les anciennes marques corporatives, il en est une qui a un caractère particulièrement énigmatique : c’est celle à laquelle on donne le nom de « quatre de chiffre », parce qu’elle a en effet la forme du chiffre 4, auquel s’ajoutent souvent des lignes supplémentaires, horizontales ou verticales, et qui se combine généralement, soit avec divers autres symboles, soit avec des lettres ou des monogrammes, pour former un ensemble complexe dans lequel il occupe toujours la partie supérieure. Ce signe était commun à un grand nombre de corporations, sinon même à toutes, et nous ne savons pourquoi un écrivain occultiste, qui par surcroît en attribue fort gratuitement l’origine aux Cathares, a prétendu récemment qu’il appartenait en propre à une « société secrète » d’imprimeurs et de libraires ; il est exact qu’il se trouve dans beaucoup de marques d’imprimeurs, mais il n’est pas moins fréquent chez les tailleurs de pierres, les peintres de vitraux, les tapissiers, pour ne citer que quelques exemples qui suffisent à montrer que cette opinion est insoutenable. On a même remarqué que des particuliers ou des familles avaient fait figurer ce même signe sur leurs maisons, sur leurs pierres tombales ou dans leurs armoiries ; mais ici, dans certains cas, rien ne prouve qu’il ne doive pas être attribué à un tailleur de pierres plutôt qu’au propriétaire lui-même, et, dans les autres, il s’agit certainement de personnages qui étaient unis par quelques liens, parfois héréditaires, à certaines corporations2. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que le signe dont il s’agit a un caractère corporatif et est en relation directe avec les initiations du métier ; et même, à en juger par l’emploi qui en est fait, il y a tout lieu de penser que ce fut essentiellement une marque de maîtrise. Quant à la signification du « quatre de chiffre », qui est évidemment ce qui offre pour nous le plus d’intérêt, les auteurs qui en ont parlé sont loin d’être d’accord entre eux, d’autant plus qu’ils semblent généralement ignorer qu’un symbole peut fort bien être réellement susceptible de plusieurs interprétations différentes, mais qui ne s’excluent nullement. Il n’y a là rien dont on doive s’étonner, quoi qu’en puissent penser ceux qui s’en tiennent à un point de vue profane, car non seulement la multiplicité des sens est, d’une façon générale, inhérente au symbolisme lui-même, mais de plus, dans ce cas comme dans bien d’autres, il peut y avoir eu superposition et même fusion de plusieurs symboles, en un seul. M. W. Deonna, ayant été jadis amené à citer le « quatre de chiffre » parmi d’autres symboles figurant sur des armes anciennes3, et parlant à cette occasion, assez sommairement d’ailleurs, de l’origine et de la signification de cette marque, a mentionné l’opinion d’après laquelle elle représente ce qu’il appelle assez bizarrement « la valeur mystique du chiffre 4 » ; sans rejeter entièrement cette interprétation, il en préfère cependant une autre, et il suppose « qu’il s’agit d’un signe astrologique », celui de Jupiter. Celui-ci présente en effet, dans son aspect général, une ressemblance avec le chiffre 4 ; il est certain aussi que l’usage de ce signe peut avoir quelque rapport avec l’idée de « maîtrise » ; mais, malgré cela, nous pensons, contrairement à l’avis de M. Deonna, que ce n’est là qu’une association secondaire qui, si légitime qu’elle soit4, ne fait pourtant que s’adjoindre à la signification première et principale du symbole. Il ne nous paraît pas douteux, en effet, qu’il s’agit avant tout d’un symbole quaternaire, non pas tant à cause de sa ressemblance avec le chiffre 4, qui pourrait en somme n’être qu’« adventice » en quelque sorte, que pour une autre raison plus décisive : ce chiffre 4, dans toutes les marques où il figure, a une forme qui est exactement celle d’une croix dont l’extrémité supérieure de la branche verticale et une des extrémités de la branche horizontale sont jointes par une ligne oblique ; or, il n’est pas contestable que la croix, sans préjudice de toutes ses autres significations, est essentiellement un symbole du quaternaire5. Ce qui confirme encore cette interprétation, c’est qu’il y a des cas où le « quatre de chiffre », dans son association avec d’autres symboles, tient manifestement une place qui est occupée par la croix dans d’autres figurations plus habituelles, identiques à celles-là à l’exception de cette seule différence ; il en est notamment ainsi quand le « quatre de chiffre » se rencontre dans la figure du « globe du Monde », ou encore quand il surmonte un cœur, ainsi qu’il arrive surtout fréquemment dans des marques d’imprimeurs6. Ce n’est pas tout, et il y a encore autre chose qui n’est peut-être pas moins important, bien que M. Deonna se soit refusé à l’admettre : dans l’article auquel nous nous sommes référé plus haut, après avoir signalé qu’on a voulu « dériver cette marque du monogramme constantinien, déjà librement interprété et défiguré sur les documents mérovingiens et carolingiens7 », il dit que « cette hypothèse apparaît tout à fait arbitraire » et qu’« aucune analogie ne l’impose ». Nous sommes fort loin d’être de cet avis ; il est d’ailleurs curieux de constater que, parmi les exemples reproduits par M. Deonna lui-même, il en est deux qui figurent le chrisme complet, dans lequel le P est remplacé purement et simplement par le « quatre de chiffre » ; cela n’aurait-il pas dû tout au moins l’inciter à plus de prudence ? Il faut aussi remarquer qu’on rencontre indifféremment deux orientations opposées du « quatre de chiffre8 » ; or, quand il est tourné vers la droite au lieu de l’être vers la gauche suivant la position normale du chiffre 4, il présente avec le P une similitude particulièrement frappante. Nous avons déjà expliqué9 qu’on distingue le chrisme simple et le chrisme dit « constantinien » : le premier est composé de six rayons opposés deux à deux à partir d’un centre, c’est-à-dire de trois diamètres, l’un vertical et les deux autres obliques, et, en tant que « Chrisme », il est regardé comme formé par l’union des deux lettres grecques I et X ; le second, qui est considéré de même comme réunissant les deux lettres X et P, en est immédiatement dérivé par l’adjonction, à la partie supérieure du diamètre vertical, d’une boucle destinée à transformer l’I en P, mais qui a aussi d’autres significations, et qui se présente du reste sous plusieurs formes diverses10, ce qui rend encore moins étonnant son remplacement par le « quatre de chiffre », qui n’est en somme qu’une variante de plus11. Tout cela s’éclaire d’ailleurs dès qu’on remarque que la ligne verticale, dans le chrisme aussi bien que dans le « quatre de chiffre », est en réalité une figure de l’« Axe du Monde » ; à son sommet, la boucle du P est, comme l’« œil » de l’aiguille, un symbole de la « porte étroite » ; et, pour ce qui est du « quatre de chiffre », il suffit de se rappeler son rapport avec la croix et le caractère également « axial » de celle-ci, et de considérer en outre que l’adjonction de la ligne oblique qui complète la figure en joignant les extrémités de deux des bras de la croix, et en fermant ainsi un des angles de celle-ci, combine ingénieusement à la signification quaternaire, qui n’existe pas dans le cas du chrisme, le même symbolisme de la « porte étroite » ; et l’on reconnaîtra qu’il y a là quelque chose de parfaitement approprié pour une marque de maîtrise. —————————— [1] Publié dans É. T., juin 1948. [2] Nous avons fait allusion ailleurs à des liens de ce genre à propos des maçons « acceptés » (Aperçus sur l’initiation, ch. XXIX). [3] Armes avec motifs astrologiques et talismaniques, dans la Revue de l’Histoire des Religions, numéro de juill.-oct. 1924. [4] Nous trouvons d’ailleurs un autre cas de la même association du symbolisme de Jupiter à celui du quaternaire dans la quatrième lame du Tarot. [5] La croix représente le quaternaire sous son aspect « dynamique » tandis que le carré le représente sous son aspect « statique ». [6] Le cœur surmonté d’une croix est naturellement, dans l’Iconographie chrétienne, la représentation du « Sacré-Cœur », qui est d’ailleurs, au point de vue symbolique, une image du « Cœur du Monde » ; il est à remarquer que, le schéma géométrique du cœur étant un triangle dont la pointe est dirigée vers le bas, celui du symbole entier n’est autre que le symbole alchimique du soufre dans une position inversée, qui représente l’accomplissement du « Grand Œuvre ». [7] Il faudrait d’ailleurs avoir soin de distinguer entre les déformations accidentelles, dues à l’incompréhension des symboles, et les déformations intentionnelles et significatives. [8] Nous disons indifféremment, mais il se peut que cela ait correspondu à quelque différence de rites ou de corporations ; ajoutons incidemment à ce propos que, même si la présence d’un signe quaternaire dans les marques indiquait la possession du quatrième degré d’une organisation initiatique, ce qui n’est pas impossible, bien que ce soit sans doute difficile à établir, cela n’affecterait évidemment en rien la valeur symbolique inhérente à ce signe. [9] Les symboles de l’analogie. [10] Nous avons mentionné le cas où cette boucle du P prend la forme particulière du symbole égyptien de la « boucle d’Horus » ; dans ce cas, le P a en même temps une ressemblance particulièrement nette avec certaines aiguilles « préhistoriques » qui, comme l’a signalé Coomaraswamy, au lieu d’être perforées comme elles l’ont été plus tard, étaient simplement recourbées à une de leurs extrémités, de façon à former une sorte de boucle dans laquelle on passait le fil (cf. Le « trou de l’aiguille »). [11] À propos du Chrisme « constantinien », nous signalerons que la réunion des lettres initiales des quatre mots de l’inscription In hoc signo vinces qui l’accompagne donne I H S V, c’est-à-dire le nom de Jésus ; ce fait semble passer généralement inaperçu, mais il est expressément indiqué dans le symbolisme de l’« Ordre de la Croix-Rouge de Rome et de Constantin », qui est un side-degree, c’est-à-dire une « annexe » des hauts grades de la maçonnerie anglaise. |
|||||
‹‹ | ›› |