|
Correspondance avec De Giorgio, René Guénon, éd. non publié, 1924-1949 |
p... | |||
Le Caire, 22 mars 1936 Cher Monsieur et ami, Reçu votre lettre hier… Heureusement que les nouvelles de votre fils sont bonnes jusqu’ici ; il est vrai qu’elles sont forcément toujours un peu anciennes, mais enfin espérons que cela va continuer ainsi… Sa carte que vous me transcrivez est vraiment curieuse ; en somme, cela est “sympathique” et semblerait plutôt indiquer qu’il devrait y avoir quelque chose à faire avec un caractère comme le sien… J’ignorais tout à fait cet article d’Evola dont vous me parlez, mais je ne peux pas dire que cela me surprenne beaucoup après ce qu’il avait déjà écrit sur la montagne ; sûrement, il y a dans tout ce mélange quelque chose qui est pour le moins anormal, mais est-il bien sûr que ce soit réellement conscient ? Du reste, je me pose aussi la même question dans un cas comme celui de Sédir ; je sais d’ailleurs que, pour celui-ci, l’entourage a eu la plus grande part de responsabilité pour bien des choses ! En tout cas, tout cela encore ne donne pas une idée avantageuse du monde occidental actuel ; évidemment, vous avez raison de dire que ce bouleversement n’est rien si on envisage les choses du point de vue plus élevé, si ennuyeux qu’il puisse être d’ailleurs de se trouver dedans ; mais à le considérer en lui-même, je ne suis pas sûr qu’il soit moins considérable que celui de la fin de l’antiquité, et il paraît même à la fois plus profond et plus généralisé ; du reste, cela ne s’accorde-t-il pas avec le fait que nous en sommes à une phase plus avancée du Kali-Yuga ? Pour en revenir à ces bêtises, imaginez vous qu’une espèce de toqué a entrepris de dénoncer Evola comme l’inspirateur de la guerre actuelle, et, parce qu’Evola me cite souvent, il en profite pour insinuer que je pourrais bien y être aussi pour quelque chose ; c’est vraiment risible, mais malheureusement les folies de ce genre se sont jamais complètement inoffensives ! On recommence aussi à raconter que je suis à Paris, et il y a même des gens qui affirment m’y avoir vu ; je ne sais pas à quoi tendent au juste ces histoires qui se reproduisent périodiquement ; mais ce qu’il y a de plus fort, c’est que, d’après différentes choses que je viens d’apprendre, il semble bien qu’il y ait réellement un personnage qui se fait passer pour moi ; qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire encore ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne peut jamais avoir la paix avec ce monde là, alors que pourtant on le lui demande rien d’autre ! Sur la plus grande difficulté de la réalisation à mesure qu’on s’éloigne de la source, je suis tout à fait de votre avis ; et aussi, malgré cela, sur une certaine subsistance de la tradition, d’une façon en quelque sorte invisible ; mais il n’en est pas moins vrai que, dans le cas du Christianisme, les difficultés et les obscurités paraissent plus grandes que partout. Évidemment, le voile “moral” est partiellement épais ; ce n’est tout de même qu’un voile, bien entendu, et le reste se trouve dessous comme il se trouve ailleurs, mais il n’est pas toujours facile de l’en dégager ; et surtout ce qu’il y a de terrible, c’est qu’actuellement on ne peut même pas y faire la moindre allusion sans soulever à la fois la fureur des adversaires du Christianisme et celle de ses prétendus défenseurs ! Le cas de ces derniers est d’ailleurs certainement le plus grave et le plus inquiétant : quand on voit des religieux déclarer que la “transcendance” du Christianisme consiste précisément à n’avoir aucune signification en dehors des banalités morales et sociales courantes, on a bien l’impression qu’il n’y a plus rien à faire contre une pareille déchéance… Et cela m’amène directement à votre autre question : tout de même, l’Islam n’en est pas à ce point, et les quelques “modernistes” qui diraient peut-être volontiers aussi des choses de ce genre n’y ont qu’une influence très limitée ; alors, il me semble vraiment qu’il y a plus d’espoir de résistance de ce côté… Vous avez sans doute raison de dire aussi que l’obscurité de la tradition ésotérique en Occident n’est pas qu’une affaire de simple précaution ; sur les deux directions possibles et sur le caractère “à double tranchant”, si l’on peut dire, des sciences traditionnelles pour servir d’étapes intermédiaires, je pense tout à fait la même chose que vous ; c’est bien pourquoi je préfère ne jamais trop insister sur tout ce qui s’y rapporte, et pourtant vous ne pouvez pas vous figurer de combien de questions je suis toujours harcelé à ce sujet ! Pour la question de Dante et du Prophète, je vois plutôt là une apparente concession aux conceptions admises exotériquement, comme dans le cas du Zohar où le Christ est traité de la même façon ; et les remarques que vous faites à ce propos paraissent bien encore le confirmer. Il est certain qu’il y a eu dans les rapports de la Chrétienté et de l’Islam des choses bien extraordinaires, et qui sont très mal connues. Les Arabes sont restés en Provence, dans les Alpes, etc., au moins jusqu’au XIe siècle, mais l’histoire écrite par les Européens le cache soigneusement ; mais de nombreux noms d’origine arabe (noms de lieux et noms de personnes) restent toujours, en France aussi bien qu’en Italie ; je vous citerai seulement comme exemple la rivière appelée Ain (source), qui a donné son nom à un département dont le chef lieu est Bourg (tour ou forteresse)… Le Cheikh Ahmed El-Alaoui est mort il y a 2 ans, et son successeur est d’un niveau très ordinaire ; c’est malheureusement partout un peu la même chose ; non seulement ceux qui peuvent donner un véritable enseignement se font de plus en plus rares, mais encore ils ont une tendance à se “fermer” de plus en plus ; il y a bien là quelque chose qui tient aux conditions de l’époque actuelle. Ce que vous me rappelez à propos de St François d’Assise est venu de ceci : quelqu’un l’ayant mis en avant pour me contredire sur je ne sais plus quoi, je lui ai fait remarquer que cela tombait dans le vide, entendu que je n’en avais pas parlé ; mais le fond de ma pensée était que je ne le confondais pas avec les “mystiques”, et que pour moi il devait avoir été autre chose en réalité ; il me semble que c’est bien ce que vous pensez aussi. Quant à Jacopone da Todi, j’en connais seulement le nom et n’en ai jamais rien lu ; mais je suis bien persuadé qu’il doit en effet y avoir dans tout cela des choses très dignes d’intérêt ; si seulement on avait le temps !… Le nom du mois de mai vient de celui de Maïa, mère d’Hermès ; la similitude entre Maïa et Maria n’est certainement pas fortuite (quoique, bien entendu, il ne s’agisse pas de dérivation “linguistique”) ; j’ai parlé à plusieurs reprises, dans mes articles, des rapports du Christ avec Hermès. D’après une note que je viens de retrouver, il paraît que l’emploi des chiffres actuels dans les manuscrits latins (avec diverses variantes dans leurs formes) remonterait au XIe siècle ou à la fin du Xe. Bien cordialement à vous. René Guénon |
|||||
‹‹ | ›› |