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Correspondance avec Patrice Genty, René Guénon, éd. non publié, 1916-1950 |
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Le Caire, 16 février 1947 Mon cher ami, J’ai reçu avant-hier votre lettre du 12 janvier, qui a donc été à peu près exactement un mois en route. – Depuis la dernière fois que je vous ai écrit, j’ai été assez sérieusement fatigué, si bien que, vers la fin de décembre, j’ai dû rester 2 semaines sans pouvoir faire quoi que ce soit, et, comme vous pouvez le penser, cela n’a pas avancé mon travail. Par surcroît, le mois dernier, les enfants ont eu la rougeole toutes deux en même temps, ce qui nous a causé bien de l’inquiétude ; il n’y paraît plus maintenant, heureusement, mais, dès qu’elles ont été remises, j’ai été de nouveau malade, cette fois d’un mal de gorge extraordinairement violent, dont je ne suis même pas encore tout à fait débarrassé ; vous voyez que, en ce qui concerne la santé, cela ne va pas merveilleusement en ce moment... Je savais que Cherfils avait fait un ouvrage sur Wronski, bien que je ne l’aie jamais vu ; cela doit d’ailleurs dater du temps où il était encore positiviste. Je ne sais plus si je vous ai dit que c’est par Abdul-Hâdi que je l’avais connu ; je crois bien que c’est celui-ci qui avait commencé à l’intéresser à l’Islam, mais il n’a sûrement jamais rien compris au point de vue ésotérique. Je ne me doutais pas que François Menard avait quelque chose à faire avec la soi-disant “Église gnostique de Kuldée” ; il écrit plus que jamais dans le “Symbolisme”, qui a d’ailleurs maintenant pour rédacteur en chef un de ses amis, Marius Lepage. J’ai vu autrefois Menard à Paris, avec son autre ami le Dr Mérigot ; il s’occupait beaucoup d’astrologie alors, et il a même fait de moi un horoscope que j’ai retrouvé il n’y a pas longtemps. Vous souvenez-vous qu’il a donné aux “Études Traditionnelles” (qui alors étaient peut-être encore le “Voile d’Isis”, car je ne sais plus trop à quand cela remonte), un article intitulé, je crois, “La Langue primitive” ? Ambelain parle de la revue “Nemeton” à la fin de son livre “Au pied des Menhirs”, lequel ne contient d’ailleurs rien de très sensationnel ; il prétend reconstituer la doctrine druidique en complétant les triades bardiques par les Vers Dorés pythagoriciens, ce qui est quelque peu fantaisiste... Vous parlez du trio Ambelain-Chaboseau-Meslin, mais c’est en réalité un quatuor, car il y a aussi J. B., autrement dit Jules Boucher, qui maintenant collabore aussi au “Symbolisme” et à la “Chaîne d’Union”, en même temps qu’à “Kad”. – À propos de “Kad” (cela ne veut-il pas dire “combat” ?), qui me paraît très suspect comme à vous, j’ai été plutôt surpris de trouver, dans le dernier nº que j’ai reçu, une note très élogieuse sur les “Aperçus” ; c’est signé Idris Gawr, et je me demande qui cela peut être ; le sauriez-vous ? Il ne semble d’ailleurs pas avoir parfaitement compris, car il attribue toute l’importance à l’“égrégore” des organisations initiatiques, c’est-à-dire en somme à une entité d’ordre psychique, et il ne fait aucune allusion à l’influence spirituelle dont cette entité n’est en tout cas que le support... Je suis étonné que vous n’ayez jamais entendu parler de Vivian du Mas et de Jeanne Canudo ; ils ont intrigué un peu dans tous les milieux, d’où ils ont presque toujours fini par se faire mettre à la porte. J’ignorais l’existence d’un groupe des “Amis de St-Martin” ; il paraît que Volguine, de son côté, a réédité les “Nombres”, et qu’il vient aussi de faire paraître une réédition de la “Maçonnerie occulte” de Ragon. Avez-vous su que Charbonneau-Lassay est mort il y a à peu près 2 mois ? Il a eu un abcès dans la région des reins qu’il a négligé de soigner à temps, et il a dû survenir des complications sur lesquelles je ne sais encore rien de précis. Il est tombé malade juste au moment où il devait s’entendre définitivement avec Desclée pour la réimpression de son “Bestiaire” (dont la 1e édition a été entièrement détruite par un incendie en Belgique pendant la guerre) et pour l’édition du “Vulnéraire” qui doit lui faire suite ; ainsi, il n’aura pas eu la satisfaction de voir enfin paraître ces ouvrages auxquels il avait travaillé pendant tant d’années... Il a transmis la maîtrise des Chevaliers du Paraclet à Tamos, et je crois bien d’ailleurs qu’il n’y avait personne d’autre qui puisse recevoir cette succession. Je n’ai jamais su si Navarre y avait été reçu, non plus d’ailleurs que Mme Vouters-Surmont ; pour cette dernière, cela devrait en tout cas remonter avant la guerre, époque où, malgré ses visions, elle était tout de même moins complètement déséquilibrée que maintenant ; Tamos s’est plaint qu’elle venait souvent le relancer avec ses histoires et qu’il ne pouvait s’en débarrasser, ce qui ne m’étonne pas, car elle est d’une ténacité incroyable. Il y a quelque temps, elle allait continuellement à la mosquée de Paris pour demander qu’on fasse parvenir à destination des lettres qu’elle adressait au Mahdi... J’ai encore reçu une nouvelle lettre d’elle, m’invitant à assister à un congrès qu’elle veut réunir l’été prochain pour le “Jubilé d’Amour du M.E.M.R.A.” ! – Pour ce qui est de Tamos et de son animosité contre l’Orient, je ne savais rien de ce que vous me dites, car c’est encore là une chose dont Clavelle ne m’a jamais parlé. Sûrement, j’aurais préféré pouvoir reprendre mes livres à Rouhier et les donner ailleurs, mais ce n’est malheureusement pas possible dès lors qu’il les réédite dans les délais prévus par les contrats. Je viens de recevoir le commencement des épreuves d’“Autorité spirituelle”, et les “États multiple de l’être” ont dû aussi être envoyés à l’impression presque en même temps. Chacornac s’est finalement décidé à tirer cette année les “É. T.” à 800 exemplaires ; ce n’est sûrement pas trop, car vous savez sans doute que, faute d’un tirage suffisant, il a dû refuser des abonnements à la fin de l’an dernier. Il m’a dit la même chose qu’à vous au sujet du papier, et il se plaint de ne pas pouvoir même en obtenir assez pour le tirage de son “Cte de Saint-Germain”. Il vient de m’envoyer ce qui me paraît être les dernières épreuves de celui-ci ; autant que j’ai pu me rendre compte en y jetant un coup d’œil, c’est un véritable travail de patience, purement historique d’ailleurs, sauf, à la fin, le chapitre qui a paru dans les “Études Traditionnelles” et qui a été en réalité rédigé par Clavelle. J’ai eu l’explication de l’histoire concernant le “Traité de l’Unité” : il ne s’agissait pas en réalité d’un manuscrit de celui qu’a traduit Abdul-Hâdi, mais d’un autre ouvrage de Mohyiddin, tout à fait différent de celui-là, intitulé “Kitâb el-Alif”, et qui est aussi désigné parfois sous le nom de “Kitâb el-Ahadiyah”, d’où la confusion ; il est donc probable que Clavelle aura mal compris. – Je ne m’explique pas très bien ce que vous me dites au sujet de Vâlsan, mais, comme je sais que, quand il a des préoccupations ou des ennuis sérieux, il n’écrit à personne, je suppose que c’est sans doute ce qui a dû arriver à ce moment-là... Il est certain que Saint-Yves était, comme vous le dites, assez mal renseigné sur bien des choses, et même en ce qui concerne l’Inde (en quoi il était d’ailleurs moins excusable que Fabre d’Olivet) ; mais pourquoi éprouvait-il le besoin d’en parler quand même, et d’où avait-il bien pu tirer des indications aussi fantaisistes que celle des “koranites ésotériques”. Je n’avais jamais entendu dire que Mme Vouters-Surmont avait un parent descendant de Charlemagne par les Lorraine ; mais c’est là aussi, si vous vous en souvenez, la généalogie que revendiquait de Mengel. J’ai appris que celui-ci était maintenant à Bombay et que même il y faisait des conférences, mais je ne sais pas s’il a un peu retrouvé son équilibre... Je me demande comme vous à quoi peut tendre cette histoire saugrenue d’une entrée de l’Agartha sous le mont St-Michel, mais, en tout cas, il n’est que trop sûr qu’il y a beaucoup de gens qui font tout ce qu’ils peuvent pour créer des confusions, bien que le but n’en apparaisse pas toujours très clairement. Il serait tout de même curieux de savoir ce que c’était que ce comte Moncharville, si toutefois il a bien réellement existé et si ce n’est pas simplement un nom supposé dont quelqu’un s’est servi pour lancer cette histoire ; ne trouvez-vous pas que sa mort, peu après cette publication dans “Vaincre”, paraît être survenue bien opportunément pour éviter des questions indiscrètes ? Je ne sais pas s’il y a des indices que l’Apocalypse ait été écrite d’abord en hébreu ; cela n’a rien d’invraisemblable, mais, d’un autre côté, il ne faut pas oublier que les lettres ont aussi une valeur numérique en grec, de sorte que le calcul du nombre correspondant à un nom est également possible dans l’une et l’autre langue. Pour ce qu’on raconte sur le “panarabisme” et le “panislamisme”, ce dont il s’agit actuellement, en fait, est tout simplement un projet de fédération des États arabes pour résister aux prétentions des puissances occidentales ; ce projet n’a d’ailleurs rien de spécifiquement islamique, puisque les Chrétiens de Syrie et du Liban y adhèrent tout aussi bien que les Musulmans et travaillent tout aussi activement à le réaliser. – Ibn es-Seoud est certainement très bien comme homme politique, mais c’est seulement dommage, au point de vue islamique, qu’il soit wahhabite... – Pour l’Inde, il semble que la Ligue musulmane voudrait surtout arriver à la constitution de 2 États distincts et autonomes, l’un comprenant les régions du Nord où les Musulmans sont en majorité et l’autre le reste de l’Inde. J’ai reçu dernièrement une lettre de Raffaelli, un professeur de mathématiques ami de Préau, qui, parmi diverses autres questions, en soulève une se rapportant aux correspondances astrologiques du Tarot et qui vous concerne en partie directement ; voici ce qu’il écrit à ce sujet : “Il y a d’abord la correspondance de l’Ermite au Lion qui me paraît donner lieu à objection : opposition de la lampe voilée et de la lumière éclatante du Soleil. Le Teth a les significations d’enveloppement, de protection, de toit, de couverture. Le Lion et le Soleil n’éveillent-ils pas dans l’esprit des idées absolument contraires à celles-ci ? –Basilide, qui croit que le Tarot est avant tout de l’astrologie, fait correspondre à l’Ermite la Vierge, et Maxwell les Poissons, ce qui du moins ne choque pas. – Il y a ensuite la correspondance de l’arcane XIX, le Soleil, avec les Poissons ; Basilide choisit le Lion, ce qui astrologiquement est justifié, et Maxwell choisit les Gémeaux, je ne sais pas pourquoi. – Il paraîtrait naturel, toujours au point de vue astrologique, de faire correspondre l’arcane XVIII, la Lune, au Cancer, ce que font Basilide et Maxwell ; mais Papus, Marc Haven et ceux qui s’inspirent des lettres hébraïques le font correspondre au Verseau. – À l’arcane VIII, la Justice, qu’on a l’habitude de faire correspondre à la Balance (ce que font Basilide et Maxwell), le Sepher Yetsirah fait correspondre le signe du Cancer. Or en quoi la Justice et les idées qui s’y rapportent peuvent-elles être symbolisées par le signe du Cancer qui est la maison de la Lune et qui n’éveille que des idées d’ancienneté, d’hérédité, de parenté, d’intimité, etc. ?” – J’avoue que je ne vois pas très bien comment on peut débrouiller tout cela et rendre compte de ces divergences ; comme il me semble que vous pouvez y répondre beaucoup mieux que moi qui ne me suis jamais occupé particulièrement de cette question, vous serez bien aimable de me dire ce que vous en pensez ; merci d’avance. – Au fond, Raffaelli semble penser que la correspondance des arcanes du Tarot avec les lettres hébraïques n’est pas exacte ou même qu’elle aurait été supposée après coup ; tout de même, il ne me semble guère possible que ce ne soit qu’une rêverie de Court de Gébelin... Bien cordialement à vous. René Guénon |
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