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Comptes Rendus, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1986 |
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Stanislas de Guaita et Oswald Wirth. Le Problème du Mal. Avant-propos et postface de Marius Lepage (Éditions du « Symbolisme », Levallois-Perret). – On sait que Stanislas de Guaita mourut sans avoir pu achever l’œuvre qu’il avait entreprise sous le titre général Le Serpent de la Genèse ; deux volumes seulement avaient paru, et, du troisième et dernier, Le Problème du Mal, il n’avait écrit qu’assez peu de chose, les sommaires de quelques chapitres et divers fragments, plus ou moins complètement rédigés. Ce sont ces fragments, correspondant à quatre chapitres sur sept que l’ouvrage devait avoir comme les précédents (et encore les deux premiers seuls sont-ils relativement complets), que, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, on a réunis dans ce volume, accompagnés des commentaires qu’Oswald Wirth, qui avait été son secrétaire, y avait ajoutés, et que lui non plus ne termina d’ailleurs jamais. Il y a fort longtemps, à peu près un quart de siècle, que nous avions eu connaissance de ces commentaires, et, autant que nous puissions nous en souvenir, il ne semble pas que leur auteur y ait modifié grand-chose par la suite ; nous avions été frappé alors du contraste assez curieux qu’ils font avec le texte de Guaita, et non pas seulement dans la forme, ce qui eût été en somme, tout naturel, mais aussi pour le fond, car, bien qu’ils aient certainement été écrits avec l’intention de continuer son œuvre dans la mesure du possible, la vérité est qu’ils procèdent d’une tout autre mentalité et qu’ils correspondent à un point de vue tout à fait différent. Guaita, qui était intellectuellement bien supérieur à la plupart des autres représentants de l’école occultiste de la fin du siècle dernier, n’en avait pas moins forcément quelque chose de leur façon de penser, et l’on peut s’en rendre compte encore ici, notamment par l’importance qu’il accorde à certaines choses qui ne le méritaient certes pas, comme par exemple, les extraordinaires divagations de Louis Michel de Figanières ; comme les autres, il ignorait à peu près tout des doctrines orientales, et, en particulier, il n’a jamais vu celles de l’Inde qu’à travers les déformations théosophistes ; mais, malgré ces défauts qui « datent » en quelque sorte son œuvre, et qui se seraient vraisemblablement corrigés avec l’âge, tout ce qu’il a écrit témoigne d’une « tenue » qui n’admet aucune comparaison avec d’autres productions de la même école, telles que les ouvrages de vulgarisation d’un Papus. Dans ce qu’il a laissé du Problème du Mal, il s’est principalement inspiré des travaux de Fabre d’Olivet, et l’on ne saurait assurément s’en plaindre, même si, en entrant dans le détail, on doit constater qu’il a une confiance un peu trop entière dans les interprétations de cet auteur, qui, il faut bien le dire, ne sont pas, toutes également sûres, mais qui, dans leur ensemble, n’en représentent pas moins quelque chose dont, en Occident, on trouverait difficilement l’équivalent ailleurs. Le point de vue de Guaita est ici, comme celui de Fabre d’Olivet lui-même, essentiellement cosmologique, et l’on peut même dire aussi métaphysique dans une certaine mesure, car la cosmologie, envisagée traditionnellement, ne saurait jamais être séparée des principes métaphysiques, dont elle constitue même une des applications les plus directes. Par contre, avec Oswald Wirth, on « descend » en quelque sorte à un niveau bien différent, car, ainsi que d’autres en ont déjà fait la remarque avant nous, son point de vue est à peu près exclusivement psychologique et moral ; c’est là, évidemment, la principale raison du contraste dont nous parlions plus haut, et le rapprochement des deux textes présente d’ailleurs un incontestable intérêt par cette différence même. Encore celle-ci n’est-elle pas la seule qu’il y ait lieu de noter : Guaita avait établi le plan schématique de son œuvre sur le Tarot, mais, si celui-ci lui en avait fourni ainsi le cadre général, le contenu de la plupart des chapitres n’a pourtant, en réalité, qu’un rapport bien lointain avec les « arcanes » correspondants ; Wirth, au contraire, s’est constamment attaché au Tarot, ou du moins à celle de ses multiples significations qui était en rapport avec son propre point de vue, si bien que, en fait, ce qu’il a donné se trouve être un commentaire du Tarot, ou d’un de ses aspects, beaucoup plus que la pensée même de Guaita ; et c’est là un curieux exemple de la façon dont chacun, tout en voulant traiter un même sujet, l’envisage inévitablement suivant son « optique » particulière. Marius Lepage, pour sa part, dans les chapitres qu’il a ajoutés sous la forme d’une longue « postface » et qui ne sont pas les moins intéressants du livre, n’a aucunement prétendu continuer ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, et il a eu assurément raison, car c’eût été là, semble-t-il, une entreprise vraiment désespérée ; mais il l’a heureusement complété en apportant d’autres perspectives. Il expose les solutions du « problème du mal » qu’on trouve dans le Christianisme et le Bouddhisme, où elles se revêtent d’une teinte plus ou moins sentimentale, puis celle, purement métaphysique, qu’en donne le Vêdânta ; ce qui n’est pas le moins remarquable, c’est la large place qui est faite dans ces considérations aux doctrines orientales, ce qui forme avec l’attitude de Guaita à cet égard, et du reste, aussi avec celle de Wirth, un nouveau contraste dans lequel on peut voir comme une marque caractéristique de deux époques qui, pour n’être pas très éloignées l’une de l’autre, n’en sont pas moins nettement distinctes. Dans un dernier chapitre, Marius Lepage examine quelques conceptions modernes, qui peuvent être qualifiées plus ou moins strictement de « rationalisme » ; il est peut-être à regretter qu’il semble leur donner, dans l’ensemble de son exposé, une importance que nous ne pouvons nous empêcher de trouver quelque peu disproportionnée, et surtout qu’il n’ait pas indiqué plus expressément qu’elles ne sauraient, à aucun titre, être mises sur le même plan que les conceptions traditionnelles. Quoi qu’il en soit, ce travail n’en constitue pas moins une importante contribution à l’étude d’une question qui a suscité tant de controverses et dont, sans avoir la prétention de résoudre toutes les difficultés, il éclaire et met au point d’excellente façon quelques-uns des principaux aspects. Giuseppe Palomba. Introduzione all’Economica (Pellerano Del Gandio, Napoli). – Le contenu de cet ouvrage est la reproduction d’un cours professé à l’Université de Naples, mais qui, par l’esprit dans lequel il est conçu, diffère grandement et fort heureusement de ce que sont d’ordinaire les cours universitaires en général et les cours d’économie politique en particulier. On peut d’ailleurs s’en apercevoir dès la première page, car le livre porte en épigraphe cette citation de notre collaborateur F. Schuon : « Il n’y a donc, en définitive, que deux possibilités : civilisation intégrale, spirituelle, impliquant abus et superstitions, et civilisation fragmentaire, matérialiste, progressiste, impliquant certains avantages terrestres, mais excluant ce qui constitue la raison suffisante et la fin dernière de toute civilisation. L’histoire est là pour prouver qu’il n’y a pas d’autre choix. Le reste est rhétorique et chimère. » L’auteur s’est proposé tout d’abord de donner ou plutôt de restituer à l’« économie » un sens légitime, en montrant que les mots grecs dont ce terme est composé avaient à l’origine, outre la signification en quelque sorte matérielle qui est la seule qu’on leur attribue aujourd’hui, une tout autre signification, d’ordre proprement spirituel, se référant aux principes mêmes dont cette science devrait normalement être une application dans le domaine social ; cela est d’ailleurs vrai aussi du mot « politique » lui-même, en raison de ce qu’était la conception ancienne et traditionnelle de la « cité » (et ceci nous rappelle les considérations du même ordre exposées par A. K. Coomaraswamy dans What is Civilization). Il expose ce que doit être une véritable économie traditionnelle, en prenant pour exemple l’organisation corporative du moyen âge ; et, à ce propos, il insiste particulièrement sur deux caractéristiques qui doivent nécessairement se retrouver dans toute société de type traditionnel : « le sens religieux de la vie et de l’être, et le sens de la hiérarchie basé exclusivement sur des valeurs d’ordre spirituel ». Il explique ensuite dans quelles circonstances les conceptions économiques médiévales furent abandonnées, et par quelles phases successives passèrent, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, celles qui leur furent substituées : « mercantilisme » d’abord, « capitalisme » ensuite, avec une prédominance de plus en plus exclusive du point de vue « matérialiste » et « quantitatif » ; l’économie dite « bourgeoise » fournit, comme l’auteur ne manque pas de le signaler, d’abondantes illustrations de ce que nous avons exposé dans Le Règne de la Quantité. Il y a dans tout cela de nombreuses considérations du plus grand intérêt, qu’il nous est malheureusement impossible d’examiner ici en détail : ce sont d’ailleurs surtout les premiers chapitres qui sont les plus importants à notre point de vue, car la suite est forcément d’un caractère beaucoup plus technique et nous ne sommes pas compétent pour l’apprécier, mais nous pouvons du moins nous rendre compte que, à travers tous ces développements, les principes directeurs posés au début ne sont jamais perdus de vue. Nous félicitons vivement le professeur Palomba du courage dont il fait preuve en réagissant ainsi, en plein milieu universitaire, contre les idées modernes et officiellement admises, et nous ne pouvons que conseiller la lecture de son livre à tous ceux qui s’intéressent à ces questions et qui connaissent la langue italienne car ils en tireront le plus grand profit. Robert Amadou. L’Occultisme, Esquisse d’un monde vivant. (R. Julliard, Paris). – L’auteur, au lieu de réserver, comme il se devrait, le nom d’« occultisme » aux conceptions spécifiquement modernes pour lesquelles il a été inventé, l’étend indûment, sur la foi de quelques similitudes apparentes, aux choses les plus différentes et même les plus contraires en réalité. Il confond ainsi sous un même vocable les diverses formes de l’ésotérisme traditionnel authentique et leurs déviations et contrefaçons multiples, citant les unes et les autres indistinctement et en mettant le tout sur le même plan, sans parler des sciences dites « occultes », des arts divinatoires et autres choses de ce genre. On peut facilement imaginer toutes les contradictions et les équivoques qui résultent d’un pareil mélange, dans lequel le meilleur et le pire sont inextricablement confondus ; l’auteur ne paraît même pas s’apercevoir qu’il lui arrive de citer avec approbation des écrits qui sont en opposition formelle avec ses propres thèses : ainsi, il va jusqu’à nous mentionner en nous appliquant le qualificatif d’« occultiste », ce qui est vraiment un comble ! Comme si ce défaut n’était pas suffisant, il y a aussi, dans la façon dont toutes ces choses sont envisagées, une grave erreur de point de vue, car elles sont présentées comme constituant tout simplement une « philosophie » ; or, s’il s’agit de doctrines traditionnelles, elles sont évidemment d’un tout autre ordre, et, s’il ne s’agit que de leurs contrefaçons, elles sont tout de même aussi autre chose, qui en tout cas ne saurait rentrer dans les cadres de la pensée philosophique. Nous avouons ne pas avoir très bien compris ce qu’on veut entendre par un « monde vivant », à moins que ce ne soit une façon de distinguer la conception qu’on expose de celle qui se dégage de la science ordinaire et qui serait sans doute considérée alors comme celle d’un « monde mort » ; nous nous souvenons, en effet, d’avoir entendu jadis un semblable langage chez certains occultistes ; mais que peuvent bien signifier des expressions comme celles, qui reviennent fréquemment aussi, de « monde occultiste » et même de « phénomènes occultistes » ? Ce n’est pas à dire qu’il ne se trouve pas parmi tout cela quelques vues intéressantes sur des points de détail ; mais l’ensemble, disons-le nettement, est un véritable chaos, et nous plaignons les malheureux lecteurs qui ne disposeront pas, sur toutes les questions qui y sont abordées, d’autres sources d’information mieux « clarifiées » et plus dignes de confiances ; un tel livre ne peut assurément que contribuer pour sa part à augmenter le désordre intellectuel de notre époque, dont il est lui-même un excellent exemple. Robert Amadou et Robert Kanters, Anthologie littéraire de l’occultisme. (R. Julliard, Paris). – La particularité la plus frappante, à première vue, de ce recueil consacré à l’« occultisme », c’est qu’il n’y figure pas un seul nom d’écrivain occultiste (à moins que Péladan ne soit considéré comme tel, ce qui peut être vrai jusqu’à un certain point) ; l’explication de ce fait bizarre réside en partie dans la confusion que nous avons relevée dans le précédent ouvrage et qui s’exprime de nouveau dans l’introduction de celui-ci. Cependant, nous disons en partie seulement, car il y a encore autre chose ; c’est que les auteurs ont voulu faire une anthologie « littéraire » ; suivant leur façon de voir, cela veut dire que, pour qu’un texte ait droit à y être reproduit, il faut que sa forme d’expression soit « belle » ; il semble donc que, parmi les occultistes au sens propre de ce mot, ils n’en aient pas trouvé qui satisfassent à ce critérium. À vrai dire, nous ne voyons pas trop quelle sorte de « beauté » il peut y avoir dans certains des morceaux cités, comme par exemple la description plutôt répugnante que Huysmans a faite d’une messe noire (d’après les informations fournies, comme on le sait, par le trop fameux abbé Boullan), ou, à un autre point de vue, l’exposé des détails d’une organisation administrative, fût-elle imaginaire, comme celle de la « Ville des Expiations » de Ballanche ; mais évidemment, comme tout ce qui relève de la « littérature », ce n’est là qu’une affaire de goût individuel et d’appréciation « subjective » ; quant à la prétention de traiter « littérairement » les écrivains de l’antiquité et du moyen âge, il faut y voir naturellement un des effets habituels de l’optique déformante de l’« esthétisme » moderne. Il y a aussi un second critérium qui est, assure-t-on, la « conformité traditionnelle » ; sur ce point, nous nous permettons de douter fortement de la compétence des auteurs, et nous nous demandons surtout ce qu’il en adviendra dans l’anthologie « philosophique » qu’ils annoncent. Quoi qu’il en soit, les textes eux-mêmes gardent du moins toujours leur valeur propre, quelques réserves qu’il y ait lieu de faire sur l’esprit qui a présidé à leur groupement : l’assemblage est d’ailleurs assez curieux à certains égards, et il est vraiment significatif qu’un recueil qui débute par Hésiode, Pythagore et Platon en arrive à se terminer par André Breton ! |
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