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L’Ésotérisme de Dante, René Guénon, éd. Gallimard, 1957 |
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Le même reproche d’insuffisance que nous avons formulé à l’égard de Rossetti et d’Aroux peut être adressé aussi à Éliphas Levi, qui, tout en affirmant un rapport avec les mystères antiques, a vu surtout une application politique, ou politico-religieuse, n’ayant à nos yeux qu’une importance secondaire, et qui a toujours le tort de supposer que les organisations proprement initiatiques sont directement engagées dans les luttes extérieures. Voici, en effet, ce que dit cet auteur dans son Histoire de la magie : « on a multiplié les commentaires et les études sur l’œuvre de Dante, et personne, que nous sachions, n’en a signalé le véritable caractère. L’œuvre du grand Gibelin est une déclaration de guerre à la Papauté par la révélation hardie des mystères. L’épopée de Dante est johannite1 et gnostique ; c’est une application hardie des figures et des nombres de la Kabbale aux dogmes chrétiens, et une négation secrète de tout ce qu’il y a d’absolu dans ces dogmes. Son voyage à travers les mondes surnaturels s’accomplit comme l’initiation aux mystères d’Éleusis et de Thèbes. C’est Virgile qui le conduit et le protège dans les cercles du nouveau Tartare, comme si Virgile, le tendre et mélancolique prophète des destinées du fils de Pollion, était aux yeux du poète florentin le père illégitime, mais véritable, de l’épopée chrétienne. Grâce au génie païen de Virgile, Dante échappe à ce gouffre sur la porte duquel il avait lu une sentence de désespoir ; il y échappe en en mettant sa tête à la place de ses pieds et ses pieds à la place de sa tête, c’est-à-dire en prenant le contre-pied du dogme, et alors il remonte à la lumière en se servant du démon lui-même comme d’une échelle monstrueuse ; il échappe à l’épouvante à force d’épouvante, à l’horrible à force d’horreur. L’Enfer, semble-t-il, n’est une impasse que pour ceux qui ne savent pas se retourner ; il prend le diable à rebrousse-poil, s’il m’est permis d’employer ici cette expression familière, et s’émancipe par son audace. C’est déjà le protestantisme dépassé, et le poète des ennemis de Rome a déjà deviné Faust montant au Ciel sur la tête de Méphistophélès vaincu2. » En réalité, la volonté de « révéler les mystères », à supposer que la chose soit possible (et elle ne l’est pas, parce qu’il n’est de véritable mystère que l’inexprimable), et le parti de « prendre le contre-pied du dogme », ou de renverser consciemment le sens et la valeur des symboles, ne seraient pas les marques d’une très haute initiation. Heureusement, nous ne voyons, pour notre part, rien de tel chez Dante, dont l’ésotérisme s’enveloppe au contraire d’un voile assez difficilement pénétrable, en même temps qu’il s’appuie sur des bases strictement traditionnelles ; faire de lui un précurseur du protestantisme, et peut-être aussi de la Révolution, simplement parce qu’il fut un adversaire de la Papauté sur le terrain politique, c’est méconnaître entièrement sa pensée et ne rien comprendre à l’esprit de son époque. Il y a encore autre chose qui nous paraît difficilement soutenable : c’est l’opinion qui consiste à voir en Dante un « kabbaliste » au sens propre de ce mot ; et ici nous sommes d’autant plus porté à nous méfier que nous ne savons que trop combien certains de nos contemporains s’illusionnent facilement à ce sujet, croyant trouver de la Kabbale partout où il y a une forme quelconque d’ésotérisme. N’avons-nous pas vu un écrivain maçonnique affirmer gravement que Kabbale et Chevalerie sont une seule et même chose, et, en dépit des plus élémentaires notions linguistiques, que les deux mots eux-mêmes ont une origine commune3 ? En présence de telles invraisemblances, on comprendra la nécessité de se montrer circonspect, et de ne pas se contenter de quelques vagues rapprochements pour faire de tel ou tel personnage un kabbaliste ; or la Kabbale est essentiellement la tradition hébraïque4, et nous n’avons aucune preuve qu’une influence juive se soit exercée directement sur Dante5. Ce qui a donné naissance à une telle opinion, c’est uniquement l’emploi qu’il fait de la science des nombres ; mais, si cette science existe effectivement dans la Kabbale hébraïque et y tient une place des plus importantes, elle se trouve aussi bien ailleurs ; ira-t-on donc prétendre également, sous le même prétexte, que Pythagore était un kabbaliste6 ? Comme nous l’avons déjà dit, c’est bien plutôt au Pythagorisme qu’à la Kabbale que, sous ce rapport, on pourrait rattacher Dante, qui, très probablement, connut surtout du Judaïsme ce que le Christianisme en a conservé dans sa propre doctrine. « Remarquons aussi, continue Éliphas Levi, que l’Enfer de Dante n’est qu’un Purgatoire négatif. Expliquons-nous : son Purgatoire semble s’être formé dans son Enfer comme dans un moule, c’est le couvercle et comme le bouchon du gouffre, et l’on comprend que le Titan florentin, en escaladant le Paradis, voudrait jeter d’un coup de pied le Purgatoire dans l’Enfer ». Cela est vrai en un sens, puisque le mont du Purgatoire s’est formé, sur l’hémisphère austral, les matériaux rejetés du sein de la terre lorsque le gouffre a été creusé par la chute de Lucifer ; mais pourtant l’Enfer a neuf cercles, qui sont comme un reflet inversé des neuf cieux, tandis que le Purgatoire n’a que sept divisions ; la symétrie n’est donc pas exacte sous tous les rapports. « Son Ciel se compose d’une série de cercles kabbalistiques divisés par une croix comme le pantacle d’Ezéchiel ; au centre de cette croix fleurit une rose, et nous voyons apparaître pour la première fois, exposé publiquement et presque catégoriquement expliqué, le symbole des Rose-Croix. » D’ailleurs, vers la même époque, ce même symbole apparaissait, quoique peut-être d’une façon un peu moins claire, dans une autre œuvre poétique célèbre : le Roman de la Rose. Éliphas Lévi pense que « le Roman de la Rose et la Divine Comédie sont les deux formes opposées (il serait plus juste de dire complémentaires) d’une même œuvre : l’initiation à l’indépendance de l’esprit, la satire de toutes les institutions contemporaines et la formule allégorique des grands secrets de la Société des Rose-Croix », laquelle, à vrai dire, ne portait pas encore ce nom, et de plus, nous le répétons, ne fut jamais (sauf en quelques branches tardives et plus ou moins déviées) une « société » constituée avec toutes les formes extérieures qu’implique ce mot. D’autre part, « l’indépendance de l’esprit » ou, pour mieux dire, l’indépendance intellectuelle n’était pas, au moyen âge, une chose si exceptionnelle que les modernes se l’imaginent d’ordinaire, et les moines eux-mêmes ne se privaient pas d’une critique fort libre, dont on peut retrouver les manifestations jusque dans les sculptures des cathédrales ; tout cela n’a rien de proprement ésotérique, et il y a, dans les œuvres dont il s’agit, quelque chose de beaucoup plus profond. « Ces importantes manifestations de l’occultisme, dit encore Éliphas Lévi, coïncident avec l’époque de la chute des Templiers, puisque Jean de Meung ou Clopinel, contemporain de la vieillesse de Dante, florissait pendant ses plus belles années à la cour de Philippe le Bel. C’est un livre profond sous une forme légère7, c’est une révélation aussi savante que celle d’Apulée des mystères de l’occultisme. La rose de Flamel, celle de Jean de Meung et celle de Dante sont nées sur le même rosier8. » Sur ces dernières lignes, nous ne ferons qu’une réserve : c’est que le mot « occultisme », qui a été inventé par Éliphas Lévi lui-même, convient fort peu pour désigner ce qui exista antérieurement à lui, surtout si l’on songe à ce qu’est devenu l’occultisme contemporain, qui, tout en se donnant pour une restauration de l’ésotérisme, n’est arrivé qu’à en être une grossière contrefaçon, parce que ses dirigeants ne furent jamais en possession des véritables principes ni d’aucune initiation sérieuse. Éliphas Lévi serait sans doute le premier à désavouer ses prétendus successeurs, auxquels il était certainement bien supérieur intellectuellement, tout en étant loin d’être réellement aussi profond qu’il veut le paraître, et en ayant le tort d’envisager toutes choses à travers la mentalité d’un révolutionnaire de 1848. Si nous nous sommes un peu attardé à discuter son opinion, c’est que nous savons combien son influence a été grande, même sur ceux qui ne l’ont guère compris, et que nous pensons qu’il est bon de fixer les limites dans lesquelles sa compétence peut être reconnue : son principal défaut, qui est celui de son temps, est de mettre des préoccupations sociales au premier plan et de les mêler à tout indistinctement ; à l’époque de Dante, on savait sûrement mieux situer chaque chose à la place qui doit lui revenir normalement dans la hiérarchie universelle. Ce qui offre un intérêt tout particulier pour l’histoire des doctrines ésotériques, c’est la constatation que plusieurs manifestations importantes de ces doctrines coïncident, à quelques années près, avec la destruction de l’Ordre du Temple ; il y a une relation incontestable, bien qu’assez difficile à déterminer avec précision, entre ces divers événements. Dans les premières années du XIVe siècle, et sans doute déjà au cours du siècle précédent, il y avait donc, tant en France qu’en Italie, une tradition secrète (« occulte » si l’on veut, mais non pas « occultiste »), celle-là même qui devait porter plus tard le nom de tradition rosicrucienne. La dénomination de Fraternitas Rosæ-Crucis apparaît pour la première fois en 1374, ou même, suivant quelques-un (notamment Michel Maïer), en 1413 ; et la légende de Christian Rosenkreutz, le fondateur supposé dont le nom et la vie sont purement symboliques, ne fut peut-être entièrement constituée qu’au XVIe siècle ; mais, nous venons de voir que le symbole même de la Rose-Croix est certainement bien antérieur. Cette doctrine ésotérique, quelle que soit la désignation particulière qu’on voudra lui donner jusqu’à l’apparition du Rosicrucianisme proprement dit (si toutefois on trouve nécessaire de lui en donner une), présentait des caractères qui permettent de la faire rentrer dans ce qu’on appelle assez généralement l’hermétisme. L’histoire de cette tradition hermétique est intimement liée à celle des Ordres de chevalerie ; et, à l’époque dont nous nous occupons, elle était conservée par des organisations initiatiques comme celle de la Fede Santa et des Fidèles d’Amour, et aussi cette Massenie du Saint Graal dont l’historien Henri Martin parle en ces termes9, précisément à propos des romans de chevalerie, qui sont encore une des grandes manifestations littéraires de l’ésotérisme au moyen âge : « Dans le Titurel, la légende du Graal atteint sa dernière et splendide transfiguration, sous l’influence des idées que Wolfram10 semblerait avoir puisées en France, et particulièrement chez les Templiers du midi de la France. Ce n’est plus dans l’île de Bretagne, mais en Gaule, sur les confins de l’Espagne, que le Graal est conservé. Un héros appelé Titurel fonde un Temple pour y déposer le saint Vaissel, et c’est le prophète Merlin qui dirige cette construction mystérieuse, initié qu’il a été par Joseph d’Arimathie en personne au plan du Temple par excellence, du Temple de Salomon11. La Chevalerie du Graal devient ici la Massenie, c’est-à-dire une Franc-Maçonnerie ascétique, dont les membres se nomment les Templistes, et l’on peut saisir ici l’intention de relier à un centre commun, figuré par ce Temple idéal, l’Ordre des Templiers et les nombreuses confréries de constructeurs qui renouvellent alors l’architecture du moyen âge. On entrevoit là bien des ouvertures sur ce qu’on pourrait nommer l’histoire souterraine de ces temps, beaucoup plus complexes qu’on ne le croit généralement… Ce qui est bien curieux et ce dont on ne peut guère douter, c’est que la Franc-Maçonnerie moderne remonte d’échelon en échelon jusqu’à la Massenie du Saint Graal12. » Il serait peut-être trop imprudent d’adopter d’une façon trop exclusive l’opinion exprimée dans la dernière phrase, parce que les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont, elles aussi, extrêmement complexes ; mais il n’en est pas moins bon d’en tenir compte, car on peut y voir du moins l’indication d’une des origines réelles de la Maçonnerie. Tout cela peut aider à saisir dans une certaine mesure les moyens de transmission des doctrines ésotériques à travers le moyen âge, ainsi que l’obscure filiation des organisations initiatiques au cours de cette même période, pendant laquelle elles furent vraiment secrètes, dans la plus complète acception de ce mot. —————————— [1] Saint Jean est souvent considéré comme le chef de l’Église intérieure, et, suivant certaines conceptions dont nous trouvons ici un indice, on veut à ce titre l’opposer à saint Pierre, chef de l’Église extérieure ; la vérité est plutôt que leur autorité ne s’applique pas au même domaine. [2] Ce passage d’Éliphas Lévi a été, comme beaucoup d’autres (tirés surtout du Dogme et Rituel de la Haute Magie), reproduit textuellement, sans indication de provenance, par Albert Pike dans ses Morals and Dogma of Freemasonry, p. 822 ; du reste, le titre même de cet ouvrage est visiblement imité de celui d’Éliphas Lévi. [3] Ch.-M. Limousin. La Kabbale littérale occidentale. [4] Le mot lui-même signifie « tradition » en hébreu, et, si l’on n’écrit pas en cette langue, il n’y a aucune raison de l’employer pour désigner toute tradition indistinctement. [5] Il faut dire cependant que, d’après des témoignages contemporains, Dante entretint des relations suivies avec un Juif fort instruit, et poète lui-même, Immanuel ben Salomon ben Jekuthiel (1270-1330) ; mais il n’en est pas moins vrai que nous ne voyons aucune trace d’éléments spécifiquement judaïques dans la Divine Comédie, tandis qu’Immanuel s’inspira de celle-ci pour une de ses œuvres, en dépit de l’opinion contraire d’Israël Zangwill, que la comparaison des dates rend tout à fait insoutenable. [6] Cette opinion a été effectivement émise par Reuchlin. [7] On peut dire la même chose, au XVIe siècle, des œuvres de Rabelais, qui renferment aussi une signification ésotérique qu’il pourrait être intéressant d’étudier de près. [8] Éliphas Lévi, Histoire de la Magie, 1860, pp. 359-360. – Il importe de remarquer à ce propos qu’il existe une sorte d’adaptation italienne du Roman de la Rose, intitulée Il Fiore, dont l’auteur, « Ser Durante Fiorentino », semble bien n’être autre que Dante lui-même ; le véritable nom de celui-ci était en effet Durante, dont Dante n’est qu’une forme abrégée. [9] Histoire de France, t. III, pp. 398-399. [10] Le Templier souabe Wolfram d’Eschenbach, auteur de Parceval, et imitateur du bénédictin satirique Guyot de Provins, qu’il désigne d’ailleurs sous le nom singulièrement déformé de « Kyot de Provence ». [11] Henri Martin ajoute ici en note : « Perceval finit par transférer le Graal et rebâtir le Temple dans l’Inde, et c’est le Prêtre Jean, ce chef fantastique d’une chrétienté orientale imaginaire, qui hérite de la garde du saint Vaissel. » [12] Nous touchons ici un point très important, mais que nous ne pourrions traiter sans nous écarter par trop de notre sujet : il y a une relation fort étroite entre le symbolisme même du Graal et le « centre commun » auquel Henri Martin fait allusion, mais sans paraître en soupçonner la réalité profonde, pas plus qu’il ne comprend évidemment ce que symbolise, dans le même ordre d’idées, la désignation du Prêtre Jean et de son royaume mystérieux. |
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