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Initiation et Réalisation spirituelle, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1967 |
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CHAPITRE V
Le passage des Pages dédiées à Mercure d’Abdul-Hâdi est le suivant : « Les deux chaînes initiatiques. – L’une est historique, l’autre est spontanée. La première se communique dans des Sanctuaires établis et connus, sous la direction d’un Sheikh (Guru) vivant, autorisé, possédant les clefs du mystère. Telle est Et-Talîmur-rijâl, ou l’instruction des hommes. L’autre est Et-Talîmur-rabbâni, ou l’instruction dominicale ou seigneuriale, que je me permets d’appeler « l’initiation marienne », car elle est celle que reçut la Sainte Vierge, la mère de Jésus, fils de Marie. Il y a toujours un maître, mais il peut être absent, inconnu, même décédé il y a plusieurs siècles. Dans cette initiation, vous tirez du présent la même substance spirituelle que les autres tirent de l’antiquité. Elle est actuellement assez fréquente en Europe, du moins dans ses degrés inférieurs, mais elle est presque inconnue en Orient ». Ce texte avait été publié dans la revue La Gnose, n° de janvier 1911. Lorsque nous décidâmes de le réimprimer dans les Études Traditionnelles, nous demandâmes à René Guénon de bien vouloir rédiger une note pour prévenir les erreurs possibles d’interprétation. Il nous envoya la note suivante à laquelle il fait allusion page 55 note 1 du présent ouvrage. « Comme ce paragraphe pourrait donner lieu à certaines méprises, il nous paraît nécessaire d’en préciser un peu le sens ; et, tout d’abord, il doit être entendu qu’il ne s’agit aucunement ici de quelque chose qui puisse être assimilé à une voie « mystique » ce qui serait manifestement contradictoire avec l’affirmation de l’existence d’une « chaîne initiatique » réelle dans ce cas aussi bien que dans celui qu’on peut considérer comme normal ». Nous pouvons citer, à cet égard, un passage de Jelâleddin Er-Rûmi qui se rapporte exactement à la même chose : « Si quelqu’un, par une rare exception, a parcouru cette voie (initiatique) seul (c’est-à-dire sans un Pîr, terme persan équivalent à l’arabe Sheikh) il est arrivé par l’aide des cœurs des Pîrs. La main du Pîr n’est pas refusée à l’absent : cette main n’est pas autre chose que l’étreinte même de Dieu » (Mathnawi, I, 2974-5). On pourrait voir dans les derniers mots une allusion au rôle du véritable Guru intérieur, en un sens parfaitement conforme à l’enseignement de la tradition hindoue ; mais ceci nous éloignerait quelque peu de la question qui nous occupe plus directement ici. Nous dirons, au point de vue du taçawwuf islamique, que ce dont il s’agit relève de la voie des Afrâd, dont le Maître est Seyidna El Khidr1, et qui est en dehors de ce qu’on pourrait appeler la juridiction du « Pôle » (El-Qutb), qui comprend seulement les voies régulières et habituelles de l’initiation. On ne saurait trop insister d’ailleurs sur le fait que ce ne sont là que des cas très exceptionnels, ainsi qu’il est déclaré expressément dans le texte que nous venons de citer, et qu’ils ne se produisent que dans des circonstances rendant la transmission normale impossible, par exemple en l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée. Sur ce sujet, cf. aussi R. Guénon, Orient et Occident, pp. 230-231 ». Sur le même sujet nous extrayons quelques lignes d’une lettre que nous adressait René Guénon le 14 mars 1937 : « El-Khidr est proprement le Maître des Afrâd, qui sont indépendants du Qutb et peuvent même n’être pas connus de lui ; il s’agit bien, comme vous le dites, de quelque chose de plus « direct », et qui est en quelque sorte en dehors des fonctions définies et délimitées, si élevées qu’elles soient ; et c’est pourquoi le nombre des Afrâd est indéterminé. On emploie quelquefois cette comparaison : un prince, même s’il n’exerce aucune fonction, n’en est pas moins, par lui-même, supérieur à un ministre (à moins que celui-ci ne soit aussi prince lui-même, ce qui peut arriver, mais n’a rien de nécessaire) ; dans l’ordre spirituel les Afrâd sont analogues aux princes, et les Aqtâb aux ministres ; ce n’est qu’une comparaison, bien entendu, mais qui aide tout de même un peu à comprendre le rapport des uns et des autres ». CHAPITRE XXVIII
Nous donnons ci-après des extraits de l’étude d’Abdul-Hâdi intitulée El-Malâmatiyah auxquels renvoie René Guénon dans la note 1 de la page 218 : « Voici, à ce sujet, un extrait du Traité sur les Catégories de l’Initiation, par Mohyiddin ibn Arabi. « Le cinquième degré est occupé par « ceux qui s’inclinent », ceux qui s’humilient devant la Grandeur dominicale, qui s’imposent l’hiératisme du culte, qui sont exempts de toute prétention à une récompense quelconque dans ce monde-ci ou dans l’autre. Ceux-là sont les Malâmatiyah. Ils sont les « hommes de confiance de Dieu », et ils constituent le groupe le plus élevé. Leur nombre n’est pas limité, mais ils sont placés sous la direction du Qutb ou de l’Apogée spirituelle »2. Leur règle les oblige de ne pas faire voir leurs mérites et de ne pas cacher leurs défauts… Ils disent que le Soufisme, c’est l’humilité, la pauvreté, la « Grande Paix » et la contrition. Ils disent que le « visage de Soufi est abattu (mot à mot : noir) dans ce monde-ci et dans l’autre », indiquant ainsi que l’ostentation tombe avec les prétentions, et que la sincérité de l’adoration se manifeste par la contrition, car il est dit : « Je suis auprès de ceux dont les cœurs sont brisés à cause de Moi »… Ce qu’ils possèdent en fait de Grâces provient de la source même des faveurs divines. Ils n’ont plus, alors, ni nom ni traits propres, mais ils sont effacés dans la véritable prosternation ». Abdul-Hâdi cite ensuite des fragments du traité intitulé : PRINCIPES DES MALÂMATIYAH par le docte Imâm, le savant Initié, le Seyid Abu Abdur Rahmân (petit-fils d’Ismaël ibn Najib). « Comme ils ont réalisé (le « Vrai divin ») dans les degrés supérieurs (du Microcosme) ; comme ils se sont affirmés parmi « les gens de la concentration »3, d’El-Qurbah, d’El-Uns et d’El-Waçl4, Dieu est (pour ainsi dire) trop jaloux d’eux pour leur permettre de se révéler au monde tels qu’ils sont en réalité. Il leur donne, par conséquent, un extérieur qui correspond à l’état de « séparation avec le Ciel »5, un extérieur fait de connaissances ordinaires, de préoccupations sharaïtes, – rituelles ou hiératiques, – ainsi que l’obligation d’œuvrer, de pratiquer et d’agir parmi les hommes. Cependant, leurs intérieurs restent en rapports constants avec le « Vrai divin », tant dans la concentration (El-jam’) que dans la dispersion (El-jarq), c’est-à-dire dans tous les états de l’existence. Cette mentalité est une des plus hautes que l’homme puisse atteindre, malgré que rien n’en paraisse dans l’extérieur. Elle ressemble à l’état du Prophète, – qu’Allah prie sur lui et le salue ! – lequel fut élevé aux plus hauts degrés de la « Proximité divine », indiqués par la formule qorânique : « Et il fut à la distance de deux longueurs d’arc, ou même encore plus près »6. Lorsqu’il revint vers les créatures, il ne parla avec elles que des choses extérieures. De son entretien intime avec Dieu, rien ne parut sur sa personne. Cet état est supérieur à celui de Moïse, dont personne ne put regarder la figure après qu’il eut parlé avec Dieu… Le Sheikh du groupe Abu-Hafç En-Nisabûrî, disait : « Les disciples malâmites évoluent en se dépensant. Ils ne se soucient pas d’eux-mêmes. Le monde n’a aucune prise sur eux, et ne peut les atteindre, car leur vie extérieure est toute à découvert, tandis que les subtilités de leur vie intérieure sont rigoureusement cachées… Abu Hafç fut un jour interrogé pourquoi le nom de Malâmatiyah. Il répondit : « Les Malâmatiyah sont constamment avec Dieu par le fait qu’ils se dominent toujours et ne cessent d’avoir conscience de leur secret dominical. Ils se blâment eux-mêmes de tout ce qu’ils ne peuvent se dispenser de faire paraître en fait de « Proximité divine », dans l’office de la prière ou autrement. Ils dissimulent leurs mérites et exposent ce qu’ils ont de blâmable. Alors les gens leur font un chef d’accusation de leur extérieur ; ils se blâment eux-mêmes dans leur intérieur, car ils connaissent la nature humaine. Mais Dieu les favorise par la découverte des mystères, par la contemplation du monde hypersensible, par l’art de connaître la réalité intime des choses d’après les signes extérieurs (El-ferâsah), ainsi que par des miracles. Le monde finit par les laisser en paix avec Dieu, éloigné d’eux par leur ostentation de ce qui est blâmable ou contraire à la respectabilité. Telle est la discipline de la Tarîqah des gens du blâme »7. —————————— [1] El Khidr est la désignation donnée par l’ésotérisme islamique au personnage anonyme mentionné dans le Qorân, surate XVIII (surate de la Caverne) et avec lequel Moïse, considéré pourtant par l’Islam comme envoyé légiférant et « Pôle » de son époque, apparaît dans un rapport de subordination. Cette subordination apparaît comme étant à la fois de l’ordre hiérarchique et de l’ordre de la Connaissance puisque le personnage mystérieux est présenté comme détenteur de la science la plus transcendante (littéralement : « la science de chez Nous », c’est-à-dire d’Allah) et que Moïse demande seulement au dit personnage de lui enseigner une « portion » de l’enseignement dont il est détenteur. (Note de Jean Reyor.)
[2] Le nombre des Afrâd ou « Solitaires » n’est pas limité non plus, mais ceux-ci ne sont pas placés sous la surveillance du Qutb de l’époque. Ils forment la troisième catégorie dans la hiérarchie ésotérique de l’Islamisme. [3] Ahlul-Jam’i. [4] L’Union spirituelle. [5] El-iftirâq. [6] Voir Qorân, chap. 53, v. 9. Les deux arcs sont El-Ilm et El-wujûd, c’est-à-dire le Savoir et l’Être. Voir F. Warrain sur Wronski, La Synthèse concrète, p. 169. [7] Ces paroles d’Abu-Hafç ont été recueillies par Abdul-Hassan El-Warrâq, qui les a rapportées à Ahmad ibn Aïssa, lequel, à son tour, a été l’informateur d’Abu Abdur-Rahmân, l’auteur du présent traité. |
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