|
Recueil, René Guénon, éd. Rose-cross Books, 2013 |
p... | |||
Le 18 juin 1951, Michel Vâlsan envoya à Vasile Lovinescu la lettre suivante1, de Paris : « J’imagine que vous avez déjà appris, par les journaux ou la radio, la nouvelle douloureuse de la mort de René Guénon, survenue dans la nuit du 7 au 8 janvier. J’ai reçu votre lettre le 8 janvier en même temps que la nouvelle de son agonie. Le jour suivant j’apprenais qu’il était décédé. Il souffrait depuis plusieurs mois et avait cessé toutes ses correspondances vers la fin novembre. Il souffrait d’un œdème à une jambe, causé par des rhumatismes. En décembre le danger semblait complètement écarté, mais l’empoisonnement de son sang lui causa un abcès à la gorge et il semble que cela ait accéléré sa fin, si cela n’en fut pas la cause. Il y a eu des moments durant ses derniers mois où, comme je vous le disais, il était clair que je le dérangeais et que je le fatiguais ; sa résistance avait bien diminué. Mais il était lucide jusqu’à ses derniers instants. « Voici quelques détails bien touchants : durant ses derniers jours, il semble qu’il savait qu’il allait mourir, et dans l’après-midi du 7 janvier il performa un dhikr très intense, soutenu de chaque côté par son épouse et un membre de sa famille. Les femmes étaient fatiguées et s’épuisèrent avant lui. Elles racontent que ce jour-là, sa sueur avait l’odeur du parfum de fleurs. Finalement, il leur demanda avec insistance la permission de mourir, ce qui montre bien qu’il pouvait choisir le moment de sa mort. Les femmes le supplièrent de rester en vie plus longtemps. Finalement, il demanda à son épouse : « Ne puis-je mourir maintenant ? J’ai tellement souffert ! » Elle lui répondit en acquiesçant : « Avec la protection de Dieu ! » Il mourut alors presque immédiatement, après qu’il fit une ou deux invocations de plus ! « Quelques détails de plus : son chat, qui semblait en parfait santé, a commencé à gémir et mourut quelques heures plus tard. Le jour de sa mort, René Guénon avait rendu son épouse perplexe en lui disant qu’après son décès elle devait laisser sa chambre inchangée. Personne ne devait toucher ses livres ou ses papiers. Il souligna qu’autrement il ne serait pas capable de la voir, elle et leurs enfants, mais dans cette chambre non perturbée il demeurerait assis à son bureau et il pourrait continuer à les voir, même si eux ne pourraient le voir ! » Plus d’un demi-siècle a passé depuis la mort de René Guénon – soixante-deux ans pour être plus exact – et il est clair que durant cette période le déclin du monde s’est transformé en une véritable chute, de plus en plus rapide et destructrice, avec un abandon et une précipitation que seule la fin des temps peut expliquer. C’est pourquoi les signes des temps semblent nous submerger comme s’il s’agissait d’un déluge de putréfaction. Nous insistons sur cette période car il est incontestable qu’après 1951 l’affermissement du matérialisme et la descente du cycle ont progressé de façon exponentielle, et nous devons reconnaître que ce « demi-siècle » a été la phase la plus agressive et la plus rapide du cycle sur la voie de sa destruction. La progression du matérialisme a facilité deux tendances : d’une part une réaction apparente qui a permis à la pseudo-spiritualité de se développer et de préparer la transition vers la phase ultime de ce cycle – la dissolution ; d’autre part, le règne de la « virtualité » (la « e-life » et le « e-world ») qui semble plus « subtile » comparé à la solidification (le « durcissement ») du monde. Aujourd’hui, le monde n’a jamais été aussi éloigné de l’esprit traditionnel et l’on ne peut s’empêcher de remarquer combien les forces adverses sont devenues agressives, arrogantes et effrontées dans le monde qui nous entoure, et à quel point très peu de gens ont le temps de s’intéresser à l’esprit traditionnel : plus personne ne sait comment penser convenablement. L’œuvre de René Guénon représente un jalon indispensable pour ceux qui s’efforcent de changer la mentalité moderne et qui combattent les forces adverses2. C’est la raison pour laquelle nous avons exploré la possibilité de réunir dans un nouveau volume posthume les articles et comptes rendus provenant de différentes publications qui n’avaient pas encore été mises à la disposition du grand public. Guénon lui-même encourageait une telle entreprise, comme ses travaux après la guerre l’ont bien montré. D’autre part il est important de rappeler que, comme l’a affirmé Guénon lui-même plusieurs fois, seule l’œuvre qu’il a signée de son nom de René Guénon importe, et non pas les articles écrits sous d’autres signatures3, ou ses lettres personnelles, que ce soit ses notes sur ses activités mondaines ou encore moins sur sa vie de famille. Cependant, comme nous l’avons dit, il y a un besoin certain, de nos jours et plus que jamais, de comprendre l’œuvre de Guénon le plus profondément possible, et l’on aura besoin de toute l’aide disponible pour cela. De ce fait, il arrive que des articles signés d’un nom de plume deviennent utiles pour comprendre certains paragraphes de son œuvre maîtresse, où l’on trouve seulement des allusions à tel ou tel sujet déjà développé dans ces écrits de jeunesse ; Guénon lui-même avait incorporé dans ses travaux, beaucoup plus tard, des articles qu’il avait à l’origine signés sous un autre nom.4 Il est probable que les connaisseurs de l’œuvre de René Guénon trouveront ce Recueil superflu ; d’autres y trouveront certainement matière à assouvir leur curiosité et leur bibliophilie « guénonienne » ; d’autres encore y trouveront une nouvelle occasion de polémiquer ou de critiquer, que ce soit Guénon lui-même ou la décision de publier ce Recueil. Il est toutefois possible d’affirmer ceci : chaque article écrit par Guénon peut nous apprendre quelque chose, non pas d’un point de vue « quantitatif », mais d’un point de vue « qualitatif », c’est-à-dire qu’ils peuvent éveiller en nous des pensées spéciales, ouvrir des portes jusqu’alors secrètes, et qu’importe si certains articles peuvent paraître redondants, puisque la répétition fait partie de l’apprentissage traditionnel. * * Comme exemples de ce que nous avons dit plus haut, nous indiquons dans ce qui suit certaines idées que l’on peut trouver dans le présent Recueil et qui peuvent inviter le lecteur à la méditation : – La « civilisation » moderne est le résultat direct de la mentalité des peuples anglo-saxons5, et par conséquent Guénon dit : « Surtout, nous ne saurions trop mettre en garde contre toutes les contrefaçons anglo-saxonnes, allemandes ou slaves, qui ne représentent que des idées tout occidentales et modernes, masquées sous des vocables orientaux détournés de leur sens. »6 – Dans Terrains d’entente entre l’Orient et l’Occident7 l’auteur insiste sur le syntagme « esprit traditionnel », lequel en lui-même contient la réponse à tous les problèmes modernes. Guénon souligne ainsi que « l’esprit traditionnel, de quelque forme qu’il se revête, est partout et toujours le même au fond ; les formes diverses, qui sont particulièrement adaptées à telles ou telles conditions mentales, à telles ou telles circonstances de temps et de lieu, ne sont que des expressions d’une seule et même Vérité ; mais il faut pouvoir se placer dans l’ordre de l’intellectualité pure pour découvrir cette unité fondamentale sous leur apparente multiplicité. » – Dans Les Doctrines Hindoues8, il est suggéré que l’on a bien tort d’extrapoler aux doctrines orientales l’obsession moderne des classifications9 : « Quant à l’ordre dans lequel ces sciences et ces arts sont énumérés, il peut varier aussi suivant le point de vue auquel on les envisage ; dans tous les cas, il est loin d’être arbitraire, mais il ne répond pas à l’idée que les Occidentaux se font d’une classification ; du reste, d’une façon générale, on a le plus grand tort de vouloir interpréter comme des classifications, au sens ordinaire de ce mot, certaines concordances basées sur des considérations analogiques dont on pourrait peut-être, en Europe, trouver quelque équivalent au moyen âge, mais non dans les temps modernes. »10 – Il n’est pas difficile de remarquer l’accord parfait11 entre l’œuvre de René Guénon et celles de Nicolas de Cuse et d’Érigène12. Ainsi dans La constitution de l’être humain et son évolution posthume selon le Védânta, publié dans La Gnose en 1911 et signé Tau Palingénius, Guénon cite Érigène au sujet de la quadruple « division » de la Nature. Dans le même article, il décrit les hiérarchies des divers centres initiatiques : « On peut envisager trois grades initiatiques, dont chacun pourrait d’ailleurs se subdiviser en une multiplicité indéfinie de stades ou de degrés spéciaux : 1° le Brahmachârin, c’est-à-dire l’étudiant qui aspire à l’initiation ou seconde naissance ; 2° le Dwija (deux fois né), qui a reçu cette initiation, par laquelle se confère le caractère d’Ârya ; 3° le Yogi, qui, considéré dans cet état, est, comme nous l’avons dit, Jîvanmukta (délivré dans la vie). Le Yogi peut, d’ailleurs, accomplir différentes fonctions : le Pandit est celui qui enseigne, et alors il a plus particulièrement le caractère de Guru (Maître spirituel) par rapport au Brahmachârin qui est son Chéla (disciple régulier) ; le Muni est le Solitaire, non au sens vulgaire et matériel du mot, mais celui qui, concentré en soi-même, réalise dans la plénitude de son être la Solitude Parfaite, qui ne laisse subsister en l’Unité Suprême aucune distinction de l’extérieur et de l’intérieur, ni aucune diversité extra-principielle quelconque : c’est là le dernier des Quatre Bonheurs désignés par la Tradition extrême-orientale » ; Guénon définit aussi la Postérité, « qui consiste dans les prolongements indéfinis de l’individu à travers toutes ses modalités d’existence… Les Pitris peuvent être considérés (collectivement) comme exprimant (à un degré quelconque) le Verbe Universel dans le cycle spécial par rapport auquel ils remplissent le rôle formateur, et l’expression de l’Intelligence Cosmique, réfraction du Verbe dans la formulation mentale de leur pensée individualisante (par adaptation aux conditions particulières du cycle considéré), constitue la Loi (Dharma) du Manu de ce cycle. Si l’on envisage l’Univers dans son ensemble, c’est-à-dire en dehors de toutes les conditions spéciales qui déterminent cette réfraction dans chaque état d’être, c’est le Verbe Éternel Lui-même (Swayambhu, « Celui qui subsiste par Soi ») qui est l’Ancien des Jours (Purâna-Purusha), le Suprême Générateur et Ordonnateur des Cycles et des Âges ». – René Guénon cite Rudyard Kipling et Kim13 dans son œuvre, et dans l’article suivant du présent Recueil14, l’on trouve d’autres références à Kipling illustrant l’opinion de Guénon à son sujet. – Dans L’ésotérisme du Graal15, Guénon insiste sur le fait que la « légende » du Saint Graal n’est pas un rituel initiatique, soulignant de ce fait que, si c’était le cas, le néophyte n’aurait pas à poser de questions (comme dans le cas de Perceval), mais qu’au contraire, dans le cas d’un rituel initiatique, des questions lui seraient posées. – L’article suivant, Y a-t-il encore des possibilités initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales ? rédigé pour la revue roumaine Memrah en 1935, contient une observation importante : « Enfin, nous ajouterons que les seules organisations initiatiques qui aient encore une existence certaine en Occident sont, dans leur état actuel, complètement séparées des formes traditionnelles religieuses, ce qui, à vrai dire, est quelque chose d’anormal. »16 – La prière et l’incantation, publié en 1911 dans La Gnose et signé Tau Palingénius, peut sembler inutile, puisque René Guénon l’a incorporé, avec quelques modifications, dans ses Aperçus sur l’initiation, et il n’y aurait donc pas de raison pour être intéressé par cet article de 1911. Mais ces modifications, qui sont en fait des clarifications, illustrent bien la façon dont Guénon a développé son discours pour s’adapter à la mentalité occidentale, une mentalité qu’il a essayé de changer. Par exemple, en 1911 il écrivait : « On peut donc regarder chaque collectivité comme disposant, en outre des moyens d’action purement matériels au sens ordinaire du mot, d’une force constituée par les apports de tous ses membres passés et présents. » En 1911, Guénon préfère l’emploi du mot « force » sans explications, mais il a essayé plus tard d’éliminer toute confusion en écrivant en 1946 : « On peut donc regarder chaque collectivité comme disposant, en outre des moyens d’action purement matériels au sens ordinaire du mot, c’est-à-dire relevant uniquement de l’ordre corporel, d’une force d’ordre subtil constituée en quelque façon par les apports de tous ses membres passés et présents » ; tout en spécifiant que cette force appartient au domaine subtil, il souligne : « c’est seulement d’une entité psychique qu’il s’agit ». Il renforce toutefois son article de 1911 en introduisant l’effet de l’influence spirituelle : « il y a en outre intervention d’un élément véritablement « non-humain », c’est-à-dire de ce que nous avons appelé proprement une influence spirituelle, mais qui doit d’ailleurs être regardée ici comme « descendant » dans le domaine individuel, et comme y exerçant son action par le moyen de la force collective dans laquelle elle prend son point d’appui », ce qui veut dire que cette « force » pourrait être, dans certains cas « la synthèse de l’influence spirituelle avec cette force collective à laquelle elle s’ « incorpore » pour ainsi dire ». L’on doit comprendre que Guénon avait une grande difficulté à transmettre la connaissance traditionnelle en utilisant une langue européenne, et pour cette raison on voit au cours de son œuvre, comme dans ce cas précis, une augmentation de détails.17 – En 1935, René Guénon a écrit une lettre à Vasile Lovinescu, du Caire, sur la Prière du Cœur. Nous avons décidé de publier cette lettre parce qu’elle aide à comprendre la voie hésychaste du point de vue initiatique. – La préface initialement rédigée par René Guénon pour Asia Mystériosa et qui fut retirée par son auteur, fut une bonne occasion pour les ennemis de Guénon de l’attaquer, et cette histoire est bien connue et a été relatée par Guénon lui-même à plusieurs occasions. Toutefois, cette étude, publiée dans le présent Recueil sous le titre Les Centres initiatiques, mérite une attention particulière puisque René Guénon y développe ce qu’il y a dit dans Le Roi du Monde : « Or il est remarquable que plusieurs auteurs aient affirmé précisément que, peu après la guerre de Trente Ans, les vrais Rose-Croix ont quitté l’Europe pour se retirer en Asie ; et nous rappellerons, à ce propos, que les Adeptes rosicruciens étaient au nombre de douze, comme les membres du cercle le plus intérieur de l’Agarttha. » Par exemple, Guénon dit dans son étude : « En effet, il a été dit que les véritables Rose-Croix avaient quitté l’Europe au XVIIe siècle, pour se retirer en Asie ; le prêtre saxon Samuel Richter, fondateur de la « Rose-Croix d’Or », sous le nom de Sincerus Renatus, déclare, dans un ouvrage publié en 1714, que les Maîtres de la Rose-Croix sont partis pour l’Inde depuis quelque temps, et qu’il n’en reste plus aucun en Europe ; la même chose avait déjà été annoncée précédemment par Henri Neuhaus, qui ajoutait que ce départ avait eu lieu après la déclaration de la guerre de Trente Ans ; et d’autres auteurs, parmi lesquels Saint-Yves d’Alveydre, indiquent plus ou moins expressément que la signature des traités de Westphalie, qui termina cette guerre en 1648, marque pour l’Occident la rupture complète et définitive des liens traditionnels réguliers qui avaient pu subsister encore jusque-là. »18 Il y a d’autres références qui peuvent intéresser le lecteur qui voudrait en savoir plus sur la « manifestation » des Rose-Croix. * * Il n’est pas nécessaire de faire une présentation de chacun des articles de Guénon publiés dans ce Recueil, et nous tenons seulement à suggérer qu’ils méritent tous considération ; nous conclurons simplement cet avant-propos avec quelques exemples de plus : – Les dualités cosmiques, publié dans la Revue de philosophie en 1921, est une étude dense et équilibrée, qui mérite une lecture très attentive. En particulier, on pourra noter les clarifications de Guénon sur les manichéens et l’allusion à la doctrine des avatâras19. – La « force » dont fait mention Guénon dans La prière et l’incantation est mentionnée de nouveau dans « Les influences errantes », publié en 1931. Il y a quelques particularités qui valent la peine d’être soulignées : « Nous avons fait remarquer que les influences dont il s’agit ici, étant de nature psychique, sont plus subtiles que les forces du monde sensible ou corporel. Il convient donc de ne pas les confondre avec celles-ci, même si certains de leurs effets sont similaires. Cette ressemblance pourrait surtout faire assimiler ces forces à celle de l’électricité ; elle s’explique simplement par l’analogie des lois qui régissent les divers états et les divers mondes » ; « En effet, s’il existe une analogie entre les forces sensibles telles que l’électricité et les forces psychiques ou subtiles, il en existe une également entre ces dernières et des forces spirituelles » ; « il est possible aussi à ces personnages de dissoudre les agglomérations de force subtile, qu’elles aient été formées volontairement par eux ou par d’autres, ou qu’elles se soient constituées spontanément. À cet égard, le pouvoir des pointes métalliques a été connu de tout temps, et il y a là une analogie remarquable avec les phénomènes électriques. Il arrive même que, lorsqu’on frappe avec une pointe le point précis où se trouve ce que l’on pourrait appeler le « nœud » de la condensation, il en jaillit des étincelles ». Guénon a aussi utilisé le terme « énergie » au lieu de « force » : « Cette appellation générale d’« influences errantes » s’applique à toutes les énergies non individualisées, c’est-à-dire toutes celles qui agissent dans le milieu cosmique sans entrer dans la constitution d’un être défini quelconque. Dans certains cas, ces forces sont telles par leur nature même ; dans d’autres cas, elles dérivent d’éléments psychiques désintégrés ». – La dernière étude sur laquelle nous voulons porter l’attention du lecteur est intitulée Les néo-spiritualistes, publiée dans La Gnose en 1911 et 1912, et signée Tau Palingénius. Nous y trouvons des « notions » auxquelles Guénon a fait allusion dans son œuvre, mais ne pas connaître l’« histoire » de ces « notions » peut rendre parfois difficile la compréhension de ces allusions. Nous rassemblons ici quelques-unes de ces idées : « Quant à la « résurrection de la chair », ce n’est, en réalité, qu’une façon fautive de désigner la « résurrection des morts », qui, ésotériquement, peut correspondre à ce que l’être qui réalise en soi l’Homme Universel retrouve, dans sa totalité, les états qui étaient considérés comme passés par rapport à son état actuel, mais qui sont éternellement présents dans la permanente actualité de l’être extra-temporel » ; « Pour eux [les occultistes], en effet, la Terre est le seul monde où il y ait des êtres humains, parce que les conditions de la vie dans les autres planètes ou dans les autres systèmes sont trop différentes de celles de la Terre pour qu’un homme puisse s’y adapter ; il résulte de là que, par « homme », ils entendent exclusivement un individu corporel, doué des cinq sens physiques, des facultés correspondantes (sans oublier le langage parlé… et même écrit), et de tous les organes nécessaires aux diverses fonctions de la vie humaine terrestre. Ils ne conçoivent pas que l’homme existe sous d’autres formes de vie que celle-là20, ni, à plus forte raison, qu’il puisse exister en mode immatériel, informel, extra-temporel, extra-spatial, et, surtout, en dehors et au-delà de la vie » ; « Comme on le voit, ce raisonnement est fort simple et, parfaitement logique, mais à la condition d’en admettre d’abord le point de départ, à savoir l’impossibilité pour l’être humain d’exister dans des modalités autres que la forme corporelle terrestre, ce qui, nous le répétons n’est en aucune façon conciliable avec les notions même élémentaires de la Métaphysique ». En août 1934, Guénon écrivait déjà dans une lettre à Vasile Lovinescu : « Toutes sortes de circonstances m’ont empêché jusqu’ici de mettre un nouveau livre en train ; j’espère cependant pouvoir y arriver enfin assez prochainement ; mais je ne suis pas encore entièrement fixé sur ce qu’il sera ; ce ne sont certes pas les sujets à traiter qui manquent… Peut-être sera-ce en quelque sorte une suite à « Orient et Occident » et à la « Crise du Monde moderne » ; j’ai aussi l’intention de réunir, en leur donnant une autre forme, mes articles sur l’initiation ; et je pense toujours au travail que j’ai déjà avancé sur les conditions de l’existence corporelle ; mais ce ne sera sans doute pas le premier à paraître. » C’est dans cet esprit que nous avons décidé de publier ce Recueil. * * En conclusion de cet Avant-propos, nous voudrions présenter un texte, intitulé Ce que nous ne sommes pas, qui fut publié dans La Gnose en 1911 et signé Tau Palingénius21, et qui décrit parfaitement la fonction de René Guénon, ce qui prouve par là que Guénon, même s’il employa différents noms représentant différentes entités, a toujours été un maître de l’esprit traditionnel ; car ce qu’il proclame dans ce texte demeura inchangé jusqu’à sa mort : « Au début de notre seconde année, il nous paraît nécessaire, pour écarter toute équivoque de l’esprit de nos lecteurs, et pour couper court à l’avance à des insinuations possibles, de dire très nettement, en quelques mots, ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons et ne pouvons pas être. « Tout d’abord, comme nous l’avons déjà déclaré, nous ne nous plaçons jamais sur le terrain de la science analytique et expérimentale, qui ne se propose pour but que l’étude des phénomènes du monde matériel. Nous ne nous plaçons pas davantage sur le terrain de la philosophie occidentale moderne, dont nous nous réservons d’ailleurs de démontrer quelque jour toute l’inanité. « Ne nous occupant nullement des questions d’ordre moral et social, notre domaine n’a aucun point de contact non plus avec celui des religions exotériques, avec lesquelles, par conséquent, nous ne pouvons nous trouver ni en concurrence ni en opposition. « D’autre part, nous ne sommes ni des occultistes ni des mystiques, et nous ne voulons avoir de près ni de loin aucun rapport, de quelque nature que se soit, avec les multiples groupements qui procèdent de la mentalité spéciale désignée par l’une ou l’autre de ces deux dénominations. Nous entendons donc rester absolument étrangers au mouvement dit spiritualiste, qui ne peut d’ailleurs actuellement être pris au sérieux par aucun homme raisonnable ; parmi les gens qui suivent ce mouvement ou qui le dirigent, nous ne pouvons que plaindre ceux qui sont de bonne foi, et mépriser les autres. « Ensuite, un autre point qu’il nous importe tout autant que le précédent de bien établir, c’est que nous ne sommes et ne voulons être des novateurs à aucun titre ni à aucun degré. Nous n’avons rien du caractère des fondateurs de nouvelles religions, car nous pensons qu’il en existe déjà beaucoup trop dans le monde ; fermement et fidèlement attachés à la Tradition orthodoxe, une et immuable comme la Vérité même dont elle est la plus haute expression, nous sommes les adversaires irréductibles de toute hérésie et de tout modernisme, et nous réprouvons hautement les tentatives, quels qu’en soient les auteurs, qui ont pour but de substituer à la pure Doctrine des systèmes quelconques ou des conceptions personnelles. Nous nous réservons le droit de dénoncer au grand jour de tels méfaits intellectuels et spirituels, chaque fois que nous le jugerons utile pour une raison quelconque ; mais nous rappelons de nouveau que nous n’entreprendrons jamais aucune espèce de polémique, car nous détestons profondément la discussion, d’autant plus que nous sommes convaincus de sa parfaite inutilité. « De ce que nous venons de dire, il résulte que nous ne pouvons pas être des éclectiques ; nous n’admettons que les formes traditionnelles régulières, et, si nous les admettons toutes au même titre, c’est parce qu’elles ne sont en réalité que des vêtements divers d’une seule et même Doctrine. « Enfin, entièrement désintéressés de toute action extérieure, nous ne songeons point à nous adresser à la masse, ni à nous faire comprendre d’elle. Nous ne nous soucions nullement de l’opinion du vulgaire, nous méprisons toutes les attaques, de quelque côté qu’elles puissent venir, et nous ne reconnaissons à personne le droit de nous juger. Ceci étant déclaré une fois pour toutes, nous poursuivrons notre œuvre sans nous préoccuper des bruits du dehors ; comme le dit un proverbe arabe : ‘Les chiens aboient, la caravane passe’. » Mircea A. Tamas —————————— [1] Lettre traduite du roumain par l’éditeur. [2] Il est bien connu que, durant ce « demi-siècle », bien des tentatives ont été faites pour étouffer l’impact des écrits de Guénon et pour les dénigrer ; et l’on peut d’ailleurs remarquer de nos jours le peu d’intérêt en général pour ses écrits. [3] Ces différentes signatures ne sont pas des pseudonymes littéraires mais des namas utilisés de façon subtile durant la consolidation de la fonction de Guénon dans ce monde. Voir à ce sujet l’avertissement de la page 295. Cependant l’on doit faire attention, lorsqu’on lit la lettre de Guénon sur les différentes entités en rapport avec ses signatures, car ces entités, même si elles sont différentes suivant leur point de vue, restent toutefois des projections de Guénon, et c’est la raison pour laquelle, après avoir signé Le Symbolisme de la Croix avec le nom Tau Palingénius, il a pu le publier plus tard en tant que René Guénon. [4] L’on se reportera, par exemple, à l’article intitulé La prière et l’incantation, publié en 1911 dans La Gnose, sous le nom de Tau Palingénius, et qui constitue le chapitre XXIV des Aperçus sur l’initiation. [5] Goths, Francs, Saxons, Vandales, Angles, Lombards, Souabes, Bourguignons, etc. D’un autre côté, il y a le peuple slave de l’Europe de l’est comme matière première. [6] Orient et Occident, publié dans la revue Le Radeau, janv. 1925 ; repris dans Vers la Tradition, n° 120, 2010. [7] Publié dans la Revue Hebdomadaire, janv. 1927. [8] Publié dans la Revue Bleue, mars 1924 ; repris dans Vers la Tradition, n° 122, 2011. [9] L’on pourrait penser que « classification » prenne ici le sens d’« ordre », mais il s’agit en fait d’une chute vers le « chaos ». [10] Voir aussi Les dualités cosmiques, dans le présent Recueil : « l’emploi de cette analogie, familier à la pensée ancienne, fournissait le principe de certaines classifications qui ne sont à aucun degré assimilables à celles des modernes, et qu’on ne devrait peut-être même pas appeler proprement des classifications ». [11] Nous insistons sur le fait qu’il s’agit d’un accord. [12] Par exemple, dans sa De la division de la Nature, Periphyseon, Érigène fait allusion aux cinq conditions de l’existence, et parle du Non-Être et de l’Être, de l’intuition intellectuelle, de Dieu « Plus-que-Lieu », « Plus-que-Temps », « Plus-que-Mouvement », « exempt de toute dimension ; il est donc dénué de quantité », du Paradis qui n’est pas un lieu géographique mais un état spirituel, de l’homme en tant que la résultante de ce qui contient tous les êtres, etc., tous les éléments que l’on trouve dans l’œuvre de Guénon. [13] Guénon débute son avant-propos dans Orient et Occident en citant Kipling. [14] Les influences modernistes dans l’Inde, publié dans La France Antimaçonnique, 1913. [15] Les Cahiers du Sud, n° spécial Lumière du Graal, 1951. [16] Nous avons fait une remarque similaire : le monde moderne avec son point de vue profane représente toujours un grand danger et un obstacle important. Par conséquent, la Maçonnerie doit prendre en compte le domaine exotérique et les maçons doivent participer à des rites exotériques, tout comme les maçons opératifs et les Templiers le faisaient eux-mêmes dans le passé. Les Old Charges stipulent clairement qu’un maçon opératif doit aller à l’église et en suivre les rites religieux. De plus, les pèlerinages, qui dans le passé faisaient partie de l’Art Royal, devaient représenter l’un des objectifs de tout maçon. Mais combien de maçons accomplissent aujourd’hui un tel pèlerinage ? Combien de maçons comprennent l’importance fondamentale des « soutiens » spirituels pour le voyage initiatique, entamé lors de l’initiation maçonnique ? (Oriens, II, 5-6) [17] Il y a d’autres exemples de ce type, comme celui concernant la manifestation supra-individuelle. En ce qui concerne le langage, nous devrions ajouter que celui-ci est limité par les conditions d’existence de notre monde, comme le dit Guénon : « ainsi, l’espace et le temps ne sont que des conditions spéciales de notre cycle, et ce n’est que d’une façon toute symbolique qu’on pourra en transporter l’idée en dehors des limites de celui-ci, pour rendre exprimable dans quelque mesure ce qui ne le serait pas autrement, le langage humain étant nécessairement lié aux conditions de l’existence actuelle » (Les dualités cosmiques, dans le présent Recueil). [18] Sédir, dans son Histoire et Doctrines des Rose-Croix (Bibliothèque des Amitiés Spirituelles, 1932), mentionne Henri Neuhaus et Sincerus Renatus (pp. 40, 82) et Gabriel Naudé (pp. 50, 65, 82) ; Gabriel Naudé a publié, en 1623, Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Roze-Croix, où il a conclu que la déclaration des Rose-Croix contenait une multitude de mensonges (pp. 39, 90) ; Henry Neuhous de Dantzic a aussi publié en 1623 Advertissement pieux & utile Des Frères de la Rosée-Croix, mais en dépit du fait que d’après Sédir Neuhaus aurait décrit comment les Rose-Croix se seraient retirés en Inde après la Guerre de Trente Ans, nous n’avons pu trouver cette affirmation dans son œuvre. [19] Dans son œuvre, Guénon dit du « dualisme » : « qu’on attribue au Manichéisme » (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, Éd. Trad., 1991, p. 33 ; Le Symbolisme de la Croix, Guy Trédaniel, 1989, p. 47) ; « Il importe d’insister sur ce point car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans le monde comme deux principes opposés se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens » (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Gallimard, 1970, p. 357) [les mots en italique sont de nous]. « Nous avons fait allusion précédemment à l’existence de certains « points d’arrêt », dans l’histoire du monde aussi bien que dans la vie des individus : c’est comme si, lorsque l’équilibre est près d’être rompu par la prédominance de l’une des deux tendances adverses, l’intervention d’un principe supérieur venait donner au cours des choses une impulsion en sens inverse, donc en faveur de l’autre tendance. Là réside en grande partie l’explication de la théorie hindoue des avatâras, avec sa double interprétation suivant les conceptions shivaïste et vishnuiste ». [20] « D’ailleurs, nous pouvons noter en passant que tous les écrivains, astronomes ou autres, qui ont émis des hypothèses sur les habitants des autres planètes, les ont toujours, et peut-être inconsciemment, conçus à l’image, plus ou moins modifiée, des êtres humains terrestres. » [note de Guénon] [21] Janv. 1911. On remarquera le style « négatif », similaire au « neti, neti » hindou ou à la doctrine apophatique de Saint Denis l’Aréopagite. |
|||||
‹‹ | ›› |