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La Grande Triade, René Guénon, éd. Gallimard, 1957 |
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CHAPITRE PREMIER Avant d’aborder l’étude de la Triade extrême-orientale, il convient de se mettre soigneusement en garde contre les confusions et les fausses assimilations qui ont généralement cours en Occident, et qui proviennent surtout de ce qu’on veut trouver dans tout ternaire traditionnel, quel qu’il soit, un équivalent plus ou moins exact de la Trinité chrétienne. Cette erreur n’est pas seulement le fait de théologiens, qui seraient encore excusables de vouloir tout ramener ainsi à leur point de vue spécial ; ce qui est le plus singulier, c’est qu’elle est commise même par des gens qui sont étrangers ou hostiles à toute religion, y compris le Christianisme, mais qui, du fait du milieu où ils vivent, connaissent malgré tout celui-ci davantage que les autres formes traditionnelles (ce qui d’ailleurs ne veut pas dire qu’ils le comprennent beaucoup mieux au fond), et qui, par suite, en font plus ou moins inconsciemment une sorte de terme de comparaison auquel ils cherchent à rapporter tout le reste. Parmi tous les exemples qu’on pourrait donner de ces assimilations abusives, un de ceux qui se rencontrent le plus fréquemment est celui qui concerne la Trimûrti hindoue, à laquelle on donne même couramment le nom de « Trinité », qu’il est au contraire indispensable, pour éviter toute méprise, de réserver exclusivement à la conception chrétienne qu’il a toujours été destiné à désigner proprement. En réalité, dans les deux cas, il s’agit bien évidemment d’un ensemble de trois aspects divins, mais là se borne toute la ressemblance ; ces aspects n’étant nullement les mêmes de part et d’autre, et leur distinction ne répondant en aucune façon au même point de vue, il est tout à fait impossible de faire correspondre respectivement les trois termes de l’un de ces deux ternaires à ceux de l’autre1. La première condition, en effet, pour qu’on puisse songer à assimiler plus ou moins complètement deux ternaires appartenant à des formes traditionnelles différentes, c’est la possibilité d’établir valablement entre eux une correspondance terme à terme ; autrement dit, il faut que leurs termes soient réellement entre eux dans un rapport équivalent ou similaire. Cette condition n’est d’ailleurs pas suffisante pour qu’il soit permis d’identifier purement et simplement ces deux ternaires, car il peut se faire qu’il y ait correspondance entre des ternaires, qui, tout en étant ainsi de même type, pourrait-on dire, se situent cependant à des niveaux différents, soit dans l’ordre principiel, soit dans l’ordre de la manifestation, soit même respectivement dans l’un et dans l’autre. Bien entendu, il peut également en être ainsi pour des ternaires envisagés par une même tradition ; mais, dans ce cas, il est plus facile de se méfier d’une identification erronée, car il va de soi que ces ternaires ne doivent pas faire double emploi entre eux, tandis que, quand il s’agit de traditions différentes, on est plutôt tenté, dès que les apparences s’y prêtent, d’établir des équivalences qui peuvent n’être pas justifiées au fond. Quoi qu’il en soit, l’erreur n’est jamais aussi grave que lorsqu’elle consiste à identifier des ternaires qui n’ont de commun que le seul fait d’être précisément des ternaires, c’est-à-dire des ensembles de trois termes, et où ces trois termes sont entre eux dans des rapports tout à fait différents ; il faut donc, pour savoir ce qu’il en est, déterminer tout d’abord à quel type de ternaire on a affaire dans chaque cas, avant même de rechercher à quel ordre de réalité il se rapporte ; si deux ternaires sont du même type, il y aura correspondance entre eux, et, si en outre ils se situent dans le même ordre ou plus précisément au même niveau, il pourra alors y avoir identité, si le point de vue auquel ils répondent est le même, ou tout au moins équivalence, si ce point de vue est plus ou moins différent. C’est avant tout faute de faire les distinctions essentielles entre différents types de ternaires qu’on en arrive à toute sorte de rapprochements fantaisistes et sans la moindre portée réelle, comme ceux auxquels se complaisent notamment les occultistes, à qui il suffit de rencontrer quelque part un groupe de trois termes quelconques pour qu’ils s’empressent de le mettre en correspondance avec tous les autres groupes qui se trouvent ailleurs et qui en contiennent le même nombre ; leurs ouvrages sont remplis de tableaux constitués de cette façon, et dont certains sont de véritables prodiges d’incohérence et de confusion2. Comme nous le verrons plus complètement par la suite, la Triade extrême-orientale appartient au genre de ternaires qui sont formés de deux termes complémentaires et d’un troisième terme qui est le produit de l’union de ces deux premiers, ou, si l’on veut, de leur action et réaction réciproque ; si l’on prend pour symboles des images empruntées au domaine humain, les trois termes d’un tel ternaire pourront donc, d’une façon générale, être représentés comme le Père, la Mère et le Fils3. Or il est manifestement impossible de faire correspondre ces trois termes à ceux de la Trinité chrétienne, où les deux premiers ne sont point complémentaires et en quelque sorte symétriques, mais où le second est au contraire dérivé du premier seul ; quant au troisième, quoiqu’il procède bien des deux autres, cette procession n’est aucunement conçue comme une génération ou une filiation, mais constitue un autre rapport essentiellement différent de celui-là, de quelque façon qu’on veuille d’ailleurs essayer de le définir, ce que nous n’avons pas à examiner plus précisément ici. Ce qui peut donner lieu à quelque équivoque, c’est que deux des termes sont désignés ici encore comme le Père et le Fils ; mais, d’abord, le Fils est le second terme et non plus le troisième, et, ensuite, le troisième terme ne saurait en aucune façon correspondre à la Mère, ne serait-ce, même à défaut de toute autre raison, que parce qu’il vient après le Fils et non avant lui. Il est vrai que certaines sectes chrétiennes plus ou moins hétérodoxes ont prétendu faire le Saint-Esprit féminin, et que, par là, elles ont souvent voulu justement lui attribuer un caractère comparable à celui de la Mère ; mais il est très probable que, en cela, elles ont été influencées par une fausse assimilation de la Trinité avec quelque ternaire du genre dont nous venons de parler, ce qui montrerait que les erreurs de cette sorte ne sont pas exclusivement propres aux modernes. Au surplus, et pour nous en tenir à cette seule considération, le caractère féminin attribué ainsi au Saint-Esprit ne s’accorde aucunement avec le rôle, essentiellement masculin et « paternel » tout au contraire, qui est incontestablement le sien dans la génération du Christ ; et cette remarque est importante pour nous, parce que c’est précisément là, et non point dans la conception de la Trinité, que nous pouvons trouver, dans le Christianisme, quelque chose qui correspond en un certain sens, et avec toutes les réserves qu’exige toujours la différence des points de vue, aux ternaires du type de la Triade extrême-orientale4. En effet, l’« opération du Saint-Esprit », dans la génération du Christ, correspond proprement à l’activité « non-agissante » de Purusha, ou du « Ciel » selon le langage de la tradition extrême-orientale ; la Vierge, d’autre part, est une parfaite image de Prakriti, que la même tradition désigne comme la « Terre »5 ; et, quant au Christ lui-même, il est encore plus évidemment identique à l’« Homme Universel »6. Ainsi, si l’on veut trouver une concordance, on devra dire, en employant les termes de la théologie chrétienne, que la Triade ne se rapporte point à la génération du Verbe ad intra, qui est incluse dans la conception de la Trinité, mais bien à sa génération ad extra, c’est-à-dire, suivant la tradition hindoue, à la naissance de l’Avatâra dans le monde manifesté7. Cela est d’ailleurs facile à comprendre, car la Triade, partant de la considération de Purusha et de Prakriti, ou de leurs équivalents, ne peut effectivement se situer que du côté de la manifestation, dont ses deux premiers termes sont les deux pôles8 ; et l’on pourrait dire qu’elle la remplit tout entière, car, ainsi qu’on le verra par la suite, l’Homme y apparaît véritablement comme la synthèse des « dix mille êtres », c’est-à-dire de tout ce qui est contenu dans l’intégralité de l’Existence universelle. —————————— [1] Parmi les différents ternaires qu’envisage la tradition hindoue, celui qu’on pourrait peut-être rapprocher le plus valablement de la Trinité chrétienne à certains égards, bien que le point de vue soit naturellement encore très différent, est celui de Sat-Chit-Ânanda (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIV). [2] Ce que nous disons ici à propos des groupes de trois termes s’applique tout aussi bien à ceux qui en contiennent un autre nombre, et qui sont souvent associés de la même façon arbitraire, simplement parce que le nombre de leurs termes est le même, et sans que la nature réelle de ces termes soit prise en considération. Il en est même qui, pour découvrir des correspondances imaginaires, vont jusqu’à fabriquer artificiellement des groupements n’ayant traditionnellement aucun sens : un exemple typique en ce genre est celui de Malfatti de Montereggio, qui, dans sa Mathèse, ayant rassemblé les noms de dix principes fort hétérogènes pris çà et là dans la tradition hindoue, a cru y trouver un équivalent des dix Sephiroth de la Kabbale hébraïque. [3] C’est à ce même genre de ternaires qu’appartiennent aussi les anciennes triades égyptiennes, dont la plus connue est celle d’Osiris, Isis et Horus. [4] Remarquons incidemment que c’est à tort qu’on semble croire généralement que la tradition chrétienne n’envisage aucun ternaire autre que la Trinité ; on pourrait au contraire en trouver bien d’autres, et nous en avons ici un des exemples les plus importants. [5] Ceci est particulièrement manifeste dans la figuration symbolique des « Vierges noires », la couleur noire étant ici le symbole de l’indistinction de la materia prima. [6] Nous rappellerons une fois de plus, à ce propos, que nous n’entendons aucunement contester l’« historicité » de certains faits comme tels, mais que, tout au contraire, nous considérons les faits historiques eux-mêmes comme des symboles d’une réalité d’ordre plus élevé, et que c’est seulement à ce titre qu’ils ont pour nous quelque intérêt. [7] La mère de l’Avatâra est Mâyâ, qui est la même chose que Prakriti ; nous n’insisterons pas sur le rapprochement que certains ont voulu faire entre les noms Mâyâ et Maria, et nous ne le signalons qu’à titre de simple curiosité. [8] Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IV. |
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