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Le Symbolisme de la Croix, René Guénon, éd. Guy Trédaniel, 1996 |
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CHAPITRE XXVIII En rapprochant les dernières considérations de ce que nous avons dit au début, on peut se rendre compte aisément que la conception traditionnelle de l’« Homme Universel » n’a en réalité, malgré sa désignation, absolument rien d’anthropomorphique ; mais, si tout anthropomorphisme est nettement antimétaphysique et doit être rigoureusement écarté comme tel, il nous reste à préciser en quel sens et dans quelles conditions un certain anthropocentrisme peut, par contre, être regardé comme légitime1. Tout d’abord, comme nous l’avons indiqué, l’humanité, au point de vue cosmique, joue réellement un rôle « central » par rapport au degré de l’Existence auquel elle appartient, mais seulement par rapport à celui-là, et non pas, bien entendu, à l’ensemble de l’Existence universelle, dans lequel ce degré n’est qu’un quelconque parmi une multitude indéfinie, sans rien qui lui confère une situation spéciale par rapport aux autres. À cet égard, il ne peut donc être question d’anthropocentrisme que dans un sens restreint et relatif, mais cependant suffisant pour justifier la transposition analogique à laquelle donne lieu la notion de l’homme, et, par conséquent, la dénomination même de l’« Homme Universel ». À un autre point de vue, nous avons vu que tout individu humain, aussi bien d’ailleurs que toute manifestation d’un être dans un état quelconque, a en lui-même la possibilité de se faire centre par rapport à l’être total ; on peut donc dire qu’il l’est en quelque sorte virtuellement, et que le but qu’il doit se proposer, c’est de faire de cette virtualité une réalité actuelle. Il est donc permis à cet être, avant même cette réalisation, et en vue de celle-ci, de se placer en quelque sorte idéalement au centre2 ; du fait qu’il est dans l’état humain, sa perspective particulière donne naturellement à cet état une importance prépondérante, contrairement à ce qui a lieu quand on l’envisage du point de vue de la métaphysique pure, c’est-à-dire de l’Universel ; et cette prépondérance se trouvera pour ainsi dire justifiée a posteriori dans le cas où cet être, prenant effectivement l’état en question pour point de départ et pour base de sa réalisation, en fera véritablement l’état central de sa totalité, correspondant au plan horizontal de coordonnées dans notre représentation géométrique. Ceci implique tout d’abord la réintégration de l’être considéré au centre même de l’état humain, réintégration en laquelle consiste proprement la restitution de l’« état primordial », et ensuite, pour ce même être, l’identification du centre humain lui-même avec le centre universel ; la première de ces deux phases est la réalisation de l’intégralité de l’état humain, la seconde est celle de la totalité de l’être. Suivant la tradition extrême-orientale, l’« homme véritable » (tchenn-jen) est celui qui, ayant réalisé le retour à l’« état primordial », et par conséquent la plénitude de l’humanité, se trouve désormais établi définitivement dans l’« Invariable Milieu », et échappe déjà par là même aux vicissitudes de la « roue des choses ». Au-dessus de ce degré est l’« homme transcendant » (cheun-jen), qui à proprement parler n’est plus un homme, puisqu’il a dépassé l’humanité et est entièrement affranchi de ses conditions spécifiques : c’est celui qui est parvenu à la réalisation totale, à l’« Identité Suprême » ; celui-là est donc véritablement devenu l’« Homme Universel ». Il n’en est pas ainsi pour l’« homme véritable », mais cependant on peut dire que celui-ci est tout au moins virtuellement l’« Homme Universel », en ce sens que, dès lors qu’il n’a plus à parcourir d’autres états en mode distinctif, puisqu’il est passé de la circonférence au centre, l’état humain devra nécessairement être pour lui l’état central total, bien qu’il ne le soit pas encore d’une façon effective3. Ceci permet de comprendre en quel sens doit être entendu le terme intermédiaire de la « Grande Triade » qu’envisage la tradition extrême-orientale : les trois termes sont le « Ciel » (Tien), la « Terre » (Ti) et l’« Homme » (Jen), ce dernier jouant en quelque sorte un rôle de « médiateur » entre les deux autres, comme unissant en lui leurs deux natures. Il est vrai que, même en ce qui concerne l’homme individuel, on peut dire qu’il participe réellement du « Ciel » et de la « Terre », qui sont la même chose que Purusha et Prakriti, les deux pôles de la manifestation universelle ; mais il n’y a rien qui soit spécial au cas de l’homme, car il en est nécessairement de même pour tout être manifesté. Pour qu’il puisse remplir effectivement, à l’égard de l’Existence universelle, le rôle dont il s’agit, il faut que l’homme soit parvenu à se situer au centre de toutes choses, c’est-à-dire qu’il ait atteint tout au moins l’état de l’« homme véritable » ; encore ne l’exerce-t-il alors effectivement que pour un degré de l’Existence ; et c’est seulement dans l’état de l’« homme transcendant » que cette possibilité est réalisée dans sa plénitude. Ceci revient à dire que le véritable « médiateur », en qui l’union du « Ciel » et de la « Terre » est pleinement accomplie par la synthèse de tous les états, est l’« Homme Universel », qui est identique au Verbe ; et notons-le en passant, beaucoup de points des traditions occidentales, même dans l’ordre simplement théologique, pourraient trouver par là leur explication la plus profonde4. D’autre part, le « Ciel » et la « Terre » étant deux principes complémentaires, l’un actif et l’autre passif, leur union peut être représentée par la figure de l’« Androgyne », et ceci nous ramène à quelques-unes des considérations que nous avons indiquées dès le début en ce qui concerne l’« Homme Universel ». Ici encore, la participation des deux principes existe pour tout être manifesté, et elle se traduit en lui par la présence des deux termes yang et yin, mais en proportion diverses et toujours avec prédominance de l’un ou de l’autre ; l’union parfaitement équilibrée de ces deux termes ne peut être réalisée que dans l’« état primordial »5. Quant à l’état total, il ne peut plus y être question d’aucune distinction du yang et du yin, qui sont alors rentrés dans l’indifférenciation principielle ; on ne peut donc même plus parler ici de l’« Androgyne », ce qui implique déjà une certaine dualité dans l’unité même, mais seulement de la « neutralité » qui est celle de l’Être considéré en soi-même, au-delà de la distinction de l’« essence » et de la « substance », du « Ciel » et de la « Terre », de Purusha et de Prakriti. C’est donc seulement par rapport à la manifestation que le couple Purusha-Prakriti peut être, comme nous le disions plus haut, identifié à l’« Homme Universel »6 : et c’est aussi à ce point de vue, évidemment, que celui-ci est le « médiateur » entre le « Ciel » et la « Terre », ces deux termes eux-mêmes disparaissant dès lors qu’on passe au-delà de la manifestation7. —————————— [1] Il faut d’ailleurs ajouter que cet anthropocentrisme n’a aucune solidarité nécessaire avec le géocentrisme, contrairement à ce qui se produit dans certaines conceptions « profanes » ; ce qui pourrait faire commettre des méprises à cet égard, c’est que la terre est parfois prise pour symboliser l’état corporel tout entier ; mais il va de soi que l’humanité terrestre n’est pas toute l’humanité. [2] Il y a ici quelque chose de comparable à la façon dont Dante, suivant un symbolisme temporel et non plus spatial, se situe lui-même au milieu de la « grande année » pour accomplir son voyage à travers les « trois mondes » (voir L’Ésotérisme de Dante, ch. VIII, pp. 63-66). [3] La différence entre ces deux degrés est la même qu’entre ce que nous avons appelé ailleurs l’immortalité virtuelle et l’immortalité actuellement réalisée (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVIII, 3e éd.) : ce sont les deux stades que nous avons distingués dès le début dans la réalisation de l’« Identité Suprême ». – L’« homme véritable » correspond, dans la terminologie arabe, à l’« Homme Primordial » (El-Insânul-qadîm), et l’« homme transcendant » à l’« Homme Universel » (El-Insânul-kâmil). – Sur les rapports de l’« homme véritable » et de l’« homme transcendant », cf. La Grande Triade, ch. XVIII. [4] L’union du « Ciel » et de la « Terre » est la même chose que l’union des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ, en tant que celui-ci est considéré comme l’« Homme Universel ». Parmi les anciens symboles du Christ se trouve l’étoile à six branches, c’est-à-dire le double triangle du « sceau de Salomon » (cf. Le Roi du Monde, ch. IV) ; or, dans le symbolisme d’une école hermétique à laquelle se rattachaient Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, le triangle droit représenter la Divinité, et le triangle inversé la nature humaine (« faite à l’image de Dieu », comme son reflet en sens inverse dans le « miroir des Eaux »), de sorte que l’union des deux triangles figure celle des deux natures (Lâhût et Nâsût dans l’ésotérisme islamique). Il est à remarquer, au point vue spécial de l’hermétisme, que le ternaire humain : « spiritus, anima, corpus », est en correspondance avec le ternaire des principes chimiques : « soufre, mercure, sel ». – D’autre part, au point de vue du symbolisme numérique, le « sceau de Salomon » est la figure du nombre 6, qui est le nombre « conjonctif » (la lettre vau en hébreu et en arabe), le nombre de l’union et de la médiation ; c’est aussi le nombre de la création, et, comme tel, il convient encore au Verbe « per quem omnia facta sunt ». Les étoiles à cinq et six branches représentent respectivement le « microcosme » et le « macrocosme », et aussi l’homme individuel (lié aux cinq conditions de son état, auxquelles correspondent les cinq sens et les cinq éléments corporels) et l’« Homme Universel » ou le Logos. Le rôle du Verbe, par rapport à l’Existence universelle, peut encore être précisé par l’adjonction de la croix tracée a l’intérieur de la figure du « sceau de Salomon » : la branche verticale relie les sommets des deux triangles opposés, ou les deux pôles de la manifestation, et la branche horizontale représente la « surface des Eaux ». – Dans la tradition extrême-orientale, on rencontre un symbole qui, tout en différant du « sceau de Salomon » par la disposition, lui est numériquement équivalent : six traits parallèles, pleins ou brisés suivant les cas (les soixante-quatre « hexagrammes » de Wen-wang dans le Yi-king, chacun d’eux étant formé par la superposition de deux des huit koua ou « trigrammes » de Fo-hi), constituent les « graphiques du Verbe » (en rapport avec le symbolisme du Dragon) ; et ils représentent aussi l’« Homme » comme terme moyen de la « Grande Triade » (le « trigramme » supérieur correspondant au « Ciel » et le « trigramme » inférieur à la « Terre », ce qui les identifie respectivement aux deux triangles droit et inversé du « sceau de Salomon »). [5] C’est pourquoi les deux moitiés du yin-yang constituent par leur réunion la forme circulaire complète (qui correspond dans le plan à la forme sphérique dans l’espace à trois dimensions). [6] Ce que nous disons ici de la véritable place de l’« Androgyne » dans la réalisation de l’être et de ses rapports avec l’« état primordial » explique le rôle important que cette conception joue dans l’hermétisme, dont les enseignements se réfèrent au domaine cosmologique, ainsi qu’aux extensions de l’état humain dans l’ordre subtil, c’est-à-dire en somme à ce qu’on peut appeler le « monde intermédiaire », qu’il ne faut pas confondre avec le domaine de la métaphysique pure. [7] On peut comprendre par là le sens supérieur de cette phrase de l’Évangile : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Le Verbe en lui-même, et par conséquent l’« Homme Universel » qui lui est identique, est au-delà de la distinction du « Ciel », et de la « Terre » ; il demeure donc éternellement tel qu’il est, dans sa plénitude d’être, alors que toute manifestation et toute différenciation (c’est-à-dire tout l’ordre des existences contingentes) se sont évanouies dans la « transformation » totale. |
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