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Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, René Guénon, éd. Éditions Véga, 2009 |
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CHAPITRE XI Le Sânkhya se rapporte encore au domaine de la nature, c’est-à-dire de la manifestation universelle, mais, comme nous l’avons déjà indiqué, considéré cette fois synthétiquement, à partir des principes qui déterminent sa production et dont elle tire toute sa réalité. Le développement de ce point de vue, intermédiaire en quelque sorte entre la cosmologie du Vaishêshika et la métaphysique, est attribué à l’antique sage Kapila ; mais, à vrai dire, ce nom ne désigne point un personnage, et tout ce qui en est dit présente un caractère purement symbolique. Quant à la dénomination du Sânkhya, elle a été diversement interprétée ; elle dérive de sankhyâ qui signifie « énumération » ou « calcul », et aussi parfois « raisonnement » ; elle désigne proprement une doctrine qui procède par l’énumération régulière des différents degrés de l’être manifesté, et c’est bien là, en effet, ce qui caractérise le Sânkhya, qui peut se résumer tout entier dans la distinction et la considération de vingt-cinq tattwas ou principes et éléments vrais, correspondant à ces degrés hiérarchisés. Se plaçant au point de vue de la manifestation, le Sânkhya prend pour point de départ Prakriti ou Pradhâna, qui est la substance universelle, indifférenciée et non-manifestée en soi, mais dont toutes choses procèdent par modification ; ce premier tattwa est la racine ou mulâ de la manifestation, et les tattwas suivants représentent ses modifications à divers degrés. Au premier degré est Buddhi, qui est aussi appelée Mahat ou le « grand principe », et qui est l’intellect pur, transcendant par rapport aux individus ; ici, nous sommes déjà dans la manifestation, mais nous sommes encore dans l’ordre universel. Au degré suivant, au contraire, nous trouvons la conscience individuelle, ahankâra, qui procède du principe intellectuel par une détermination « particulariste », si l’on peut ainsi s’exprimer, et qui produit à son tour les éléments suivants. Ceux-ci sont tout d’abord les cinq tanmâtras, déterminations élémentaires incorporelles et non-perceptibles, qui seront les principes respectifs des cinq bhûtas ou éléments corporels ; le Vaishêshika n’avait à considérer que ces derniers, et non les tanmâtras, dont la conception n’est nécessaire que lorsqu’on veut rapporter la notion des éléments ou des conditions de la modalité corporelle aux principes de l’existence universelle. Ensuite viennent les facultés individuelles, produites par différenciation de la conscience dont elles sont comme autant de fonctions, et qui sont regardées comme étant au nombre de onze, dix externes et une interne : les dix facultés externes comprennent cinq facultés de connaissance, qui, dans le domaine corporel, sont des facultés de sensation, et cinq facultés d’action : la faculté interne est le manas, à la fois faculté de connaissance et faculté d’action, qui est uni directement à la conscience individuelle. Enfin, nous retrouvons les cinq éléments corporels énumérés cette fois dans l’ordre de leur production ou de leur manifestation : l’éther, l’air, le feu, l’eau et la terre ; et l’on a ainsi vingt-quatre tattwas comprenant Prakriti et toutes ses modifications. Jusqu’ici, le Sânkhya ne considère les choses que sous le rapport de la substance, entendue au sens universel ; mais, ainsi que nous l’indiquions précédemment, il y a lieu d’envisager corrélativement, comme l’autre pôle de la manifestation, un principe complémentaire de celui-là, et que l’on peut appeler l’essence. C’est le principe auquel le Sânkhya donne le nom de Purusha ou de Pumas, et qu’il regarde comme un vingt-cinquième tattwa, entièrement indépendant des précédents ; toutes les choses manifestées sont produites par Prakriti, mais, sans la présence de Purusha, ces productions n’auraient qu’une existence purement illusoire. Contrairement à ce que pensent certains, la considération de ces deux principes ne présente pas le moindre caractère dualiste : ils ne dérivent pas l’un de l’autre et ne sont pas réductibles l’un à l’autre, mais ils procèdent tous deux de l’Être universel, dans lequel ils constituent la première de toutes les distinctions. D’ailleurs, le Sânkhya n’a pas à aller au-delà de cette distinction même, et la considération de l’Être pur ne rentre pas dans son point de vue ; mais, n’étant point systématique, il laisse possible tout ce qui le dépasse, et c’est pourquoi il n’est nullement dualiste. Pour rattacher ceci à ce que nous avons déjà dit au sujet du dualisme, nous ajouterons que la conception occidentale de l’esprit et de la matière ne correspond à la distinction de l’essence et de la substance que dans un domaine très spécial et à titre de simple application particulière parmi une indéfinité d’autres analogues et également possibles ; on voit par là combien, sans être encore sur le terrain de la métaphysique pure, nous sommes déjà loin des limitations de la pensée philosophique. Il nous faut revenir encore un peu sur la conception de Prakriti : elle possède trois gunas ou qualités constitutives, qui sont en parfait équilibre dans son indifférenciation primordiale ; toute manifestation ou modification de la substance représente une rupture de cet équilibre, et les êtres, dans leurs différents états de manifestation, participent des trois gunas à des degrés divers et, pour ainsi dire, suivant des proportions indéfiniment variées. Ces gunas ne sont donc pas des états, mais des conditions de l’existence universelle, auxquelles sont soumis tous les êtres manifestés, et qu’il faut avoir soin de distinguer des conditions spéciales qui déterminent tel ou tel état ou mode de la manifestation, comme l’espace et le temps qui conditionnent l’état corporel à l’exclusion des autres. Les trois gunas sont : sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Être ou Sat, qui est identifiée à la lumière intelligible ou à la connaissance, et représentée comme une tendance ascendante ; rajas, l’impulsion expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence ; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance et représentée comme une tendance descendante. On peut constater combien sont insuffisantes et même fausses les interprétations courantes des orientalistes, surtout pour les deux premiers gunas, dont ils prétendent traduire les désignations respectives par « bonté » et « passion », alors qu’il n’y a là, évidemment, rien de moral ni de psychologique. Nous ne pouvons exposer plus complètement ici cette conception très importante, ni parler des applications diverses auxquelles elle donne lieu, notamment en ce qui concerne la théorie des éléments ; nous nous contenterons d’en signaler l’existence. D’autre part, sur le Sânkhya en général, nous n’avons pas besoin d’insister aussi longuement qu’il nous faudrait le faire si nous n’avions pas déjà marqué, pour une bonne part, les caractères essentiels de ce point de vue en même temps que ceux du Vaishêshika et par comparaison avec celui-ci ; mais il nous reste encore à dissiper quelques équivoques. Les orientalistes qui prennent le Sânkhya pour un système philosophique le qualifient volontiers de doctrine « matérialiste » et « athée » ; il va sans dire que c’est la conception de Prakriti qu’ils identifient avec la notion de matière, ce qui est tout à fait faux, et que, d’ailleurs, ils ne tiennent aucun compte de Purusha dans leur interprétation déformée. La substance universelle est tout autre chose que la matière qui n’en est tout au plus qu’une détermination restrictive et spécialisée ; et nous avons eu déjà l’occasion de dire que la notion même de matière, telle qu’elle s’est constituée chez les Occidentaux modernes, n’existe point chez les Hindous, pas plus qu’elle n’existait chez les Grecs eux-mêmes. On ne voit pas bien ce que pourrait être un « matérialisme » sans la matière ; l’atomisme des anciens, même en Occident, s’il fut « mécaniste », ne fut pas pour cela « matérialiste », et il convient de laisser à la philosophie moderne des étiquettes qui, n’ayant été inventées que pour elle, ne sauraient vraiment s’appliquer ailleurs. Du reste, bien que se rapportant à la nature, le Sânkhya, par la façon dont il l’envisage, ne risque même pas de produire une tendance au « naturalisme » comme celle que nous avons constatée à propos de la forme atomiste du Vaishêshika ; à plus forte raison ne peut-il aucunement être « évolutionniste », comme quelques-uns se le sont imaginé, et cela même si l’on prend l’« évolutionnisme » dans sa conception la plus générale et sans en faire le synonyme d’un grossier « transformisme » ; cette confusion de points de vue est trop absurde pour qu’il convienne de s’y arrêter davantage. Quant au reproche d’« athéisme », voici ce qu’il faut en penser : le Sânkhya est nirîshwara, c’est-à-dire qu’il ne fait pas intervenir la conception d’Îshwara ou de la « personnalité divine » ; mais, si cette conception ne s’y trouve pas, c’est qu’elle n’a pas à s’y trouver, étant donné le point de vue dont il s’agit, pas plus qu’elle ne se rencontre dans le Nyâya et le Vaishêshika. La non-compréhension dans un point de vue plus ou moins spécial ne devient négation que quand ce point de vue prétend se poser comme exclusif, c’est-à-dire quand il se constitue en système, ce qui n’a point lieu ici ; et nous pourrions demander aux orientalistes si la science européenne, sous sa forme actuelle, doit être déclarée essentiellement « athée » parce qu’elle ne fait pas intervenir l’idée de Dieu dans son domaine, ce qu’elle n’a pas à faire non plus, car il y a là quelque chose qui est hors de sa portée. D’ailleurs, à côté du Sânkhya dont nous venons de parler, il existe un autre darshana que l’on regarde parfois comme une seconde branche du Sânkhya, complémentaire de la précédente, et que, pour la distinguer de celle-ci, on qualifie alors de sêshwara, comme envisageant au contraire la conception d’Îshwara ; ce darshana, dont il va être question maintenant, est celui que l’on désigne plus habituellement sous le nom de Yoga, identifiant ainsi la doctrine avec le but même qu’elle se propose expressément. |
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