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Le Symbolisme de la Croix, René Guénon, éd. Guy Trédaniel, 1996 |
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CHAPITRE III La plupart des doctrines traditionnelles symbolisent la réalisation de l’« Homme Universel » par un signe qui est partout le même, parce que, comme nous le disions au début, il est de ceux qui se rattachent directement à la Tradition primordiale : c’est le signe de la croix, qui représente très nettement la façon dont cette réalisation est atteinte par la communion parfaite de la totalité des états de l’être, harmoniquement et conformément hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l’« ampleur » et de l’« exaltation »1. En effet, ce double épanouissement de l’être peut être regardé comme s’effectuant, d’une part, horizontalement, c’est-à-dire à un certain niveau ou degré d’existence déterminé, et d’autre part, verticalement, c’est-à-dire dans la superposition hiérarchique de tous les degrés. Ainsi, le sens horizontal représente l’« ampleur » ou l’extension intégrale de l’individualité prise comme base de la réalisation, extension qui consiste dans le développement indéfini d’un ensemble de possibilités soumises à certaines conditions spéciales de manifestation ; et il doit être bien entendu que, dans le cas de l’être humain, cette extension n’est nullement limitée à la partie corporelle de l’individualité, mais comprend toutes les modalités de celle-ci, l’état corporel n’étant proprement qu’une de ces modalités. Le sens vertical représente la hiérarchie, indéfinie aussi et à plus forte raison, des états multiples, dont chacun, envisagé de même dans son intégralité, est un de ces ensembles de possibilités, se rapportant à autant de « mondes » ou de degrés, qui sont compris dans la synthèse totale de l’« Homme Universel »2. Dans cette représentation cruciale, l’expansion horizontale correspond donc à l’indéfinité des modalités possibles d’un même état d’être considéré intégralement, et la superposition verticale à la série indéfinie des états de l’être total. Il va de soi, d’ailleurs, que l’état dont le développement est figuré par la ligne horizontale peut être un état quelconque ; en fait ce sera l’état dans lequel se trouve actuellement, quant à sa manifestation, l’être qui réalise l’« Homme Universel », état qui est pour lui le point de départ et le support ou la base de cette réalisation. Tout état, quel qu’il soit, peut fournir à un être une telle base, ainsi qu’on le verra plus clairement par la suite ; si nous considérons plus particulièrement à cet égard l’état humain, c’est que celui-ci, étant le nôtre, nous concerne plus directement, de sorte que le cas auquel nous avons surtout affaire est celui des êtres qui partent de cet état pour effectuer la réalisation dont il s’agit ; mais il doit être bien entendu que, au point de vue métaphysique pur, ce cas ne constitue en aucune façon un cas privilégié. On doit comprendre dès maintenant que la totalisation effective de l’être, étant au-delà de toute condition, est la même chose que ce que la doctrine hindoue appelle la « Délivrance » (Moksha), ou que ce que l’ésotérisme islamique appelle l’« Identité Suprême »3. D’ailleurs, dans cette dernière forme traditionnelle, il est enseigné que l’« Homme Universel », en tant qu’il est représenté par l’ensemble « Adam-Ève », a le nombre d’Allah, ce qui est bien une expression de l’« Identité Suprême »4. Il faut faire à ce propos une remarque qui est assez importante, car on pourrait objecter que la désignation d’« Adam-Ève », bien qu’elle soit assurément susceptible de transposition, ne s’applique cependant, dans son sens propre, qu’à l’état humain primordial : c’est que, si l’« Identité Suprême » n’est réalisée effectivement que dans la totalisation des états multiples, on peut dire qu’elle est en quelque sorte réalisée déjà virtuellement au stade « édénique », dans l’intégration de l’état humain ramené à son centre originel, centre qui est d’ailleurs, comme on le verra, le point de communication directe avec les autres états5. Du reste, on pourrait dire aussi que l’intégration de l’état humain, ou de n’importe quel autre état, représente, dans son ordre et à son degré, la totalisation même de l’être ; ceci se traduira très nettement dans le symbolisme géométrique que nous allons exposer. S’il en est ainsi, c’est qu’on peut retrouver en toutes choses, notamment dans l’homme individuel, et même plus particulièrement encore dans l’homme corporel, la correspondance et comme la figuration de l’« Homme Universel », chacune des parties de l’Univers, qu’il s’agisse d’un monde ou d’un être particulier, étant partout et toujours analogue au tout. Aussi un philosophe tel que Leibnitz a-t-il eu raison, assurément, d’admettre que toute « substance individuelle » (avec les réserves que nous avons faites plus haut sur la valeur de cette expression) doit contenir en elle-même une représentation intégrale de l’Univers, ce qui est une application correcte de l’analogie du « macrocosme » et du « microcosme »6 ; mais, en se bornant à la considération de la « substance individuelle » et en voulant en faire l’être même, un être complet et même fermé, sans aucune communication réelle avec quoi que ce soit qui le dépasse, il s’est interdit de passer du sens de l’« ampleur » à celui de l’« exaltation », et ainsi il a privé sa théorie de toute portée métaphysique véritable7. Notre intention n’est nullement d’entrer ici dans l’étude des conceptions philosophiques, quelles qu’elles puissent être, non plus que de toute autre chose relevant pareillement du domaine « profane » ; mais cette remarque se présentait tout naturellement à nous, comme une application presque immédiate de ce que nous venons de dire sur les deux sens selon lesquels s’effectue l’épanouissement de l’être total. Pour en revenir au symbolisme de la croix, nous devons noter encore que celle-ci, outre la signification métaphysique et principielle dont nous avons exclusivement parlé jusqu’ici, a divers autres sens plus ou moins secondaires et contingents ; et il doit normalement en être ainsi, d’après ce que nous avons dit, d’une façon générale, de la pluralité des sens inclus en tout symbole. Avant de développer la représentation géométrique de l’être et de ses états multiples, telle qu’elle est renfermée synthétiquement dans le signe de la croix, et pénétrer dans le détail de ce symbolisme, assez complexe quand on veut le pousser aussi loin qu’il est possible, nous parlerons quelque peu de ces autres sens, car, bien que les considérations auxquelles ils se rapportent ne fassent pas l’objet propre du présent exposé, tout cela est pourtant lié d’une certaine façon, et parfois même plus étroitement qu’on ne serait tenté de le croire, toujours en raison de cette loi de correspondance que nous avons signalée dès le début comme le fondement même de tout symbolisme. —————————— [1] Ces termes sont empruntés au langage de l’ésotérisme islamique, qui est particulièrement précis sur ce point. – Dans le monde occidental, le symbole de la « Rose-Croix » a eu exactement le même sens, avant que l’incompréhension moderne ne donne lieu à toutes sortes d’interprétations bizarres ou insignifiantes ; la signification de la rose sera expliquée plus loin. [2] « Lorsque l’homme, dans le « degré universel », s’exalte vers le sublime, lorsque surgissent en lui les autres degrés (états non-humains) en parfait épanouissement, il est l’« Homme Universel ». L’exaltation ainsi que l’ampleur ont atteint leur plénitude dans le Prophète (qui est ainsi identique à l’« Homme Universel ») » (Épître sur la Manifestation du Prophète, par le Sheikh Mohammed ibn Fadlallah El-Hindi). – Ceci permet de comprendre cette parole qui fut prononcée, il y a une vingtaine d’années, par un personnage occupant alors dans l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang fort élevé : « Si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine. » Nous ajouterons que, dans l’ordre ésotérique, le rapport de l’« Homme Universel » avec le Verbe d’une part et avec le Prophète d’autre part ne laisse subsister, quant au fond même de la doctrine, aucune divergence réelle entre le Christianisme et l’Islam, entendus l’un et l’autre dans leur véritable signification. – Il semble que la conception du Vohu-Mana, chez les anciens Perses, ait correspondu aussi à celle de l’« Homme Universel ». [3] Voir à ce sujet les derniers chapitres de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta. [4] Ce nombre, qui est 66, est donné par la somme des valeurs numériques des lettres formant les noms Adam wa Hawâ. Suivant la Genèse hébraïque, l’homme, « créé mâle et femelle », c’est-à-dire dans un état androgynique, est « à l’image de Dieu » ; et, d’après la tradition islamique, Allah ordonna aux anges d’adorer l’homme (Qorân, II, 34 ; XVII, 61 ; XVIII, 50). L’état androgynique originel est l’état humain complet, dans lequel les complémentaires, au lieu de s’opposer, s’équilibrent parfaitement ; nous aurons à revenir sur ce point dans la suite. Nous ajouterons seulement ici, que, dans la tradition hindoue, une expression de cet état se trouve contenue symboliquement dans le mot Hamsa, où les deux pôles complémentaires de l’être sont, en outre, mis en correspondance avec les deux phases de la respiration, qui représentent celles de la manifestation universelle. [5] Les deux stades que nous indiquons ici dans la réalisation de l’« Identité Suprême » correspondent à la distinction que nous avons déjà faite ailleurs entre ce que nous pouvons appeler l’« immortalité effective » et l’« immortalité virtuelle » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVIII, 3e éd.) [6] Nous avons eu déjà l’occasion de signaler que Leibnitz, différent en cela des autres philosophes modernes, avait eu quelques données traditionnelles, d’ailleurs assez élémentaires et incomplètes, et que, à en juger par l’usage qu’il en fait, il ne semble pas avoir toujours parfaitement comprises. [7] Un autre défaut capital de la conception de Leibnitz, défaut qui, d’ailleurs, est peut-être lié plus ou moins étroitement à celui-là, est l’introduction du point de vue moral dans des considérations d’ordre universel où il n’a rien à voir, par le « principe du meilleur » dont ce philosophe a prétendu faire la « raison suffisante » de toute existence. Ajoutons encore, à ce propos, que la distinction du possible et du réel, telle que Leibnitz veut l’établir, ne saurait avoir aucune valeur métaphysique, car tout ce qui est possible est par là même réel selon son mode propre. |
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