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Le Symbolisme de la Croix, René Guénon, éd. Guy Trédaniel, 1996 |
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CHAPITRE VI Nous devons maintenant envisager, au moins sommairement, un autre aspect du symbolisme de la croix, qui est peut-être le plus généralement connu, quoiqu’il ne semble pas, au premier abord tout au moins, présenter une relation très directe avec tout ce que nous avons vu jusqu’ici : nous voulons parler de la croix considérée comme symbole de l’union des complémentaires. Nous pouvons, à cet égard, nous contenter d’envisager la croix, comme on le fait le plus souvent, sous sa forme à deux dimensions ; il suffit d’ailleurs, pour revenir de là à la forme à trois dimensions, de remarquer que la droite horizontale unique peut être prise comme la projection du plan horizontal tout entier sur le plan supposé vertical dans lequel la figure est tracée. Cela posé, on regarde la ligne verticale comme représentant le principe actif, et la ligne horizontale le principe passif ; ces deux principes sont aussi désignés respectivement, par analogie avec l’ordre humain, comme masculin et féminin ; si on les prend dans leur sens le plus étendu, c’est-à-dire par rapport à tout l’ensemble de la manifestation universelle, ce sont ceux auxquels la doctrine hindoue donne les noms de Purusha et de Prakriti1. Il ne s’agit pas de reprendre ou de développer ici les considérations auxquelles peuvent donner lieu les rapports de ces deux principes, mais seulement de montrer que, en dépit des apparences, il existe un certain lien entre cette signification de la croix et celle que nous avons appelée sa signification métaphysique. Nous dirons tout de suite, quitte à y revenir plus tard d’une façon plus explicite, que ce lien résulte de la relation qui existe, dans le symbolisme métaphysique de la croix, entre l’axe vertical et le plan horizontal. Il doit être bien entendu que des termes comme ceux d’actif et de passif, ou leurs équivalents, n’ont de sens que l’un par rapport à l’autre, car le complémentarisme est essentiellement une corrélation entre deux termes. Cela étant, il est évident qu’un complémentarisme comme celui de l’actif et du passif peut être envisagé à des degrés divers, si bien qu’un même terme pourra jouer un rôle actif ou passif suivant ce par rapport à quoi il jouera ce rôle ; mais, dans tous les cas, on pourra toujours dire que, dans une telle relation, le terme actif est, dans son ordre, analogue de Purusha, et le terme passif l’analogue de Prakriti. Or nous verrons par la suite que l’axe vertical, qui relie tous les états de l’être en les traversant en leurs centres respectifs, est le lieu de manifestation de ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Activité du Ciel », qui est précisément l’activité « non-agissante » de Purusha, par laquelle sont déterminées en Prakriti les productions qui correspondent à toutes les possibilités de manifestation. Quant au plan horizontal, nous verrons qu’il constitue un « plan de réflexion », représenté symboliquement comme la « surface des eaux », et l’on sait que les « Eaux » sont, dans toutes les traditions, un symbole de Prakriti ou de la « passivité universelle »2 ; à vrai dire, comme ce plan représente un certain degré d’existence (et l’on pourrait envisager de même l’un quelconque des plans horizontaux correspondant à la multitude indéfinie des états de manifestation), il ne s’identifie pas à Prakriti elle-même, mais seulement à quelque chose de déjà déterminé par un certain ensemble de conditions spéciales d’existence (celles qui définissent un monde), et qui joue le rôle de Prakriti, en un sens relatif, à un certain niveau dans l’ensemble de la manifestation universelle. Nous devons aussi préciser un autre point, qui se rapporte directement à la considération de l’« Homme Universel » : nous avons parlé plus haut de celui-ci comme constitué par l’ensemble « Adam-Ève », et nous avons dit ailleurs que le couple Purusha-Prakriti, soit par rapport à toute la manifestation, soit plus particulièrement par rapport à un état d’être déterminé, peut être regardé comme équivalent à l’« Homme universel »3. À ce point de vue, l’union des complémentaires devra donc être considérée comme constituant l’« Androgyne » primordial dont parlent toutes les traditions ; sans nous étendre davantage sur cette question, nous pouvons dire que ce qu’il faut entendre par là, c’est que, dans la totalisation de l’être, les complémentaires doivent effectivement se trouver en équilibre parfait, sans aucune prédominance de l’un sur l’autre. Il est à remarquer, d’autre part, qu’à cet « Androgyne » est en général attribuée symboliquement la forme sphérique4, qui est la moins différenciée de toutes, puisqu’elle s’étend également dans toutes les directions, et que les Pythagoriciens regardaient comme la forme la plus parfaite et comme la figure de la totalité universelle5. Pour donner ainsi l’idée de la totalité, la sphère doit d’ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit, être indéfinie, comme le sont les axes qui forment la croix, et qui sont trois diamètres rectangulaires de cette sphère ; en d’autres termes, la sphère, étant constituée par le rayonnement même de son centre, ne se ferme jamais, ce rayonnement étant indéfini et remplissant l’espace tout entier par une série d’ondes concentriques, dont chacune reproduit les deux phases de concentration et d’expansion de la vibration initiale6. Ces deux phases sont d’ailleurs elles-mêmes une des expressions du complémentarisme7 ; si, sortant des conditions spéciales qui sont inhérentes à la manifestation (en mode successif), on les envisage en simultanéité, elles s’équilibrent l’une l’autre, de sorte que leur réunion équivaut en réalité à l’immutabilité principielle, de même que la somme des déséquilibres partiels par lesquels est réalisé toute manifestation constitue toujours et invariablement l’équilibre total. Enfin, une remarque qui a aussi son importance est celle-ci : nous avons dit tout à l’heure que les termes d’actif et de passif, exprimant seulement une relation, pouvaient être appliqués à différents degrés ; il résulte de là que, si nous considérons la croix à trois dimensions, dans laquelle l’axe vertical et le plan horizontal sont dans cette relation d’actif et de passif, on pourra encore envisager en outre la même relation entre les deux axes horizontaux, ou entre ce qu’ils représenteront respectivement. Dans ce cas, pour conserver la correspondance symbolique établie tout d’abord, on pourra, bien que ces axes soient tous les deux horizontaux en réalité, dire que l’un d’eux, celui qui joue le rôle actif, est relativement vertical par rapport à l’autre. C’est ainsi que, par exemple, si nous regardons ces deux axes comme étant respectivement l’axe solsticial et l’axe équinoxial, ainsi que nous l’avons dit plus haut, conformément au symbolisme du cycle annuel, nous pourrons dire que l’axe solsticial est relativement vertical par rapport à l’axe équinoxial, de telle sorte que, dans le plan horizontal, il joue analogiquement le rôle d’axe polaire (axe Nord-Sud), l’axe équinoxial jouant alors le rôle d’axe équatorial (axe Est-Ouest)8. La croix horizontale reproduit ainsi, dans son plan, des rapports analogues à ceux qui sont exprimés par la croix verticale ; et, pour revenir ici au symbolisme métaphysique qui est celui qui nous importe essentiellement, nous pouvons dire encore que l’intégration de l’état humain, représentée par la croix horizontale, est dans l’ordre d’existence auquel elle se réfère, comme une image de la totalisation même de l’être, représentée par la croix verticale9. —————————— [1] Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IV. [2] Voir ibid., ch. V. [3] Ibid., ch. IV. [4] On connaît à cet égard le discours que Platon, dans le Banquet, met dans la bouche d’Aristophane, et dont la plupart des commentateurs modernes ont le tort de méconnaître la valeur symbolique, pourtant évidente. On trouve quelque chose de tout a fait similaire dans un certain aspect du symbolisme du yin-yang extrême-oriental, dont il sera question plus loin. [5] Parmi toutes les lignes d’égale longueur, la circonférence est celle qui enveloppe la surface maxima ; de même, parmi les corps d’égale surface, la sphère est celui qui contient le volume maximum ; c’est là, au point de vue purement mathématique, la raison pour laquelle ces figures étaient regardées comme les plus parfaites. Leibnitz s’est inspiré de cette idée dans sa conception du « meilleur des mondes », qu’il définit comme étant, parmi la multitude indéfinie de tous les mondes possibles, celui qui renferme le plus d’être ou de réalité positive ; mais l’application qu’il en fait ainsi est, comme nous l’avons déjà indiqué, dépourvue de toute portée métaphysique véritable. [6] Cette forme sphérique lumineuse, indéfinie et non fermée, avec ses alternatives de concentration et d’expansion (successives au point de vue de la manifestation, mais en réalité simultanées dans l’« éternel présent »), est, dans l’ésotérisme islamique, la forme de la Rûh muhammadiyah ; c’est cette forme totale de l’« Homme Universel » que Dieu ordonna aux anges d’adorer, ainsi qu’il a été dit plus haut ; et la perception de cette même forme est impliquée dans un des degrés de l’initiation islamique. [7] Nous avons indiqué plus haut que ceci, dans la tradition hindoue, est exprimé par le symbolisme du mot Hamsa. On trouve aussi dans certains textes tantriques, le mot aha symbolisant l’union de Shiva et Shakti, représentés respectivement par la première et la dernière lettre de l’alphabet sanscrit (de même que, dans la particule hébraïque eth, l’aleph et le thau représentent l’« essence » et la « substance » d’un être). [8] Cette remarque trouve notamment son application dans le symbolisme du swastika, dont il sera question plus loin. [9] Au sujet du complémentarisme, nous signalerons encore que, dans le symbolisme de l’alphabet arabe, les deux premières lettres, alif et be, sont considérées respectivement comme active ou masculine et comme passive ou féminine ; la forme de la première étant verticale, et celle de la seconde étant horizontale, leur réunion forme la croix. D’autre part, les valeurs numériques de ces lettres étant respectivement 1 et 2, ceci s’accorde avec le symbolisme arithmétique pythagoricien, selon lequel la « monade » est masculine et la « dyade » féminine ; la même concordance se retrouve d’ailleurs dans d’autres traditions, par exemple dans la tradition extrême-orientale, dans les figures des koua ou « trigrammes » de Fo-hi, le yang, principe masculin, est représenté par un trait plein, et le yin, principe féminin, par un trait brisé (ou mieux, interrompu en son milieu) ; ces symboles, appelés les « deux déterminations », évoquent respectivement l’idée de l’unité et celle de la dualité ; il va de soi que ceci, comme dans le Pythagorisme lui-même, doit être entendu en un tout autre sens que celui du simple système de « numération » que Leibnitz s’était imaginé y trouver (voir Orient et Occident, 2e éd., pp. 64-70). D’une façon générale, suivant le Yi-king, les nombres impairs correspondent au yang et les nombres pairs au yin ; il semble que l’idée pythagoricienne du pair et de l’impair se retrouve aussi dans ce que Platon appelle le « même » et l’« autre », correspondant respectivement à l’unité et à la dualité, envisagées d’ailleurs exclusivement dans le monde manifesté. – Dans la numération chinoise, la croix représente le nombre 10 (le chiffre romain X n’est d’ailleurs, lui aussi, que la croix autrement disposée) ; on peut voir là une allusion au rapport du dénaire avec le quaternaire : 1 + 2 + 3 + 4 = 10, rapport qui était figuré aussi par la Tétraktys pythagoricienne. En effet, dans la correspondance des figures géométriques avec les nombres, la croix représente naturellement le quaternaire ; plus précisément, elle le représente sous un aspect dynamique, tandis que le carré le représente sous son aspect statique ; la relation entre ces deux aspects est exprimée par le problème hermétique de la « quadrature du cercle », ou, suivant le symbolisme géométrique à trois dimensions, par un rapport entre la sphère et le cube auquel nous avons eu l’occasion de faire allusion à propos des figures du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste » (Le Roi du Monde, ch. XI). Enfin, nous noterons encore, à ce sujet, que, dans le nombre 10, les deux chiffres 1 et 0 correspondent aussi respectivement à l’actif et au passif, représentés par le centre et la circonférence suivant un autre symbolisme, qu’on peut d’ailleurs rattacher à celui de la croix en remarquant que le centre est la trace de l’axe vertical dans le plan horizontal, dans lequel doit alors être supposé située la circonférence, qui représentera l’expansion dans ce même plan par une des ondes concentriques suivant lesquelles elle s’effectue ; le cercle avec le point central, figure du dénaire, est en même temps le symbole de la perfection cyclique, c’est-à-dire de la réalisation intégrale des possibilités impliquées dans un état d’existence. |
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