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L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, René Guénon, éd. Éditions Bossard, 1925 |
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CHAPITRE IV Nous devons maintenant considérer Purusha, non plus en soi-même, mais par rapport à la manifestation ; et ceci nous permettra de mieux comprendre ensuite comment il peut être envisagé sous plusieurs aspects, tout en étant un en réalité. Nous dirons donc que Purusha, pour que la manifestation se produise, doit entrer en corrélation avec un autre principe, bien qu’une telle corrélation soit inexistante quant à son aspect le plus élevé (uttama), et qu’il n’y ait véritablement point d’autre principe, sinon dans un sens relatif, que le Principe Suprême ; mais, dès qu’il s’agit de la manifestation, même principiellement, nous sommes déjà dans le domaine de la relativité. Le corrélatif de Purusha est alors Prakriti, la substance primordiale indifférenciée ; c’est le principe passif, qui est représenté comme féminin, tandis que Purusha, appelé aussi Pumas, est le principe actif, représenté comme masculin ; et, demeurant d’ailleurs eux-mêmes non-manifestés, ce sont là les deux pôles de toute manifestation. C’est l’union de ces deux principes complémentaires qui produit le développement intégral de l’état individuel humain, et cela par rapport à chaque individu ; et il en est de même pour tous les états manifestés de l’être autres que cet état humain, car, si nous avons à considérer celui-ci plus spécialement, il importe de ne jamais oublier qu’il n’est qu’un état parmi les autres, et que ce n’est pas à la limite de la seule individualité humaine, mais bien à la limite de la totalité des états manifestés, en multiplicité indéfinie, que Purusha et Prakriti nous apparaissent comme résultant en quelque sorte d’une polarisation de l’être principiel. Si, au lieu de considérer chaque individu isolément, on considère l’ensemble du domaine formé par un degré déterminé de l’Existence, tel que le domaine individuel où se déploie l’état humain, ou n’importe quel autre domaine analogue de l’existence manifestée, défini semblablement par un certain ensemble de conditions spéciales et limitatives, Purusha est, pour un tel domaine (comprenant tous les êtres qui y développent, tant successivement que simultanément, leurs possibilités de manifestation correspondantes), assimilé à Prajâpati, le « Seigneur des êtres produits », expression de Brahma même en tant qu’il est conçu comme Volonté Divine et Ordonnateur Suprême1. Cette Volonté se manifeste plus particulièrement, dans chaque cycle spécial d’existence, comme le Manu de ce cycle, qui lui donne sa Loi (Dharma) ; en effet, Manu, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs, ne doit aucunement être regardé comme un personnage ni comme un « mythe » (du moins au sens vulgaire de ce mot), mais bien comme un principe, qui est proprement l’Intelligence cosmique, image réfléchie de Brahma (et en réalité une avec Lui), s’exprimant comme le Législateur primordial et universel2. De même que Manu est le prototype de l’homme (mânava), le couple Purusha-Prakriti, par rapport à un état d’être déterminé, peut être considéré comme équivalent, dans le domaine d’existence qui correspond à cet état, à ce que l’ésotérisme islamique appelle l’« Homme Universel » (El-Insânul-kâmil)3, conception qui peut d’ailleurs être étendue ensuite à tout l’ensemble des états manifestés, et qui établit alors l’analogie constitutive de la manifestation universelle et de sa modalité individuelle humaine4, ou, pour employer le langage de certaines écoles occidentales, du « macrocosme » et du « microcosme »5. Maintenant, il est indispensable de remarquer que la conception du couple Purusha-Prakriti n’a aucun rapport avec une conception « dualiste » quelconque, et que, en particulier, elle est totalement différente du dualisme « esprit-matière » de la philosophie occidentale moderne, dont l’origine est en réalité imputable au cartésianisme. Purusha ne peut pas être regardé comme correspondant à la notion philosophique d’« esprit », ainsi que nous l’avons déjà indiqué à propos de la désignation d’Âtmâ comme l’« Esprit Universel », qui n’est acceptable qu’à la condition d’être entendue dans un sens tout autre que celui-là ; et, en dépit des assertions de bon nombre d’orientalistes, Prakriti correspond encore bien moins à la notion de « matière », qui, d’ailleurs, est si complètement étrangère à la pensée hindoue qu’il n’existe en sanskrit aucun mot par lequel elle puisse se traduire, même très approximativement, ce qui prouve qu’une telle notion n’a rien de vraiment fondamental. Du reste, il est très probable que les Grecs eux-mêmes n’avaient pas la notion de la matière telle que l’entendent les modernes, tant philosophes que physiciens ; en tout cas, le sens du mot υλη, chez Aristote, est bien celui de « substance » dans toute son universalité, et ειδος (que le mot « forme » rend assez mal en français, à cause des équivoques auxquelles il peut trop aisément donner lieu) correspond non moins exactement à l’« essence » envisagée comme corrélative de cette « substance ». En effet, ces termes d’« essence » et de « substance », pris dans leur acception la plus étendue, sont peut-être, dans les langues occidentales, ceux qui donnent l’idée la plus exacte de la conception dont il s’agit, conception d’ordre beaucoup plus universel que celle de l’« esprit » et de la « matière », et dont cette dernière ne représente tout au plus qu’un aspect très particulier, une spécification par rapport à un état d’existence déterminé, en dehors duquel elle cesse entièrement d’être valable, au lieu d’être applicable à l’intégralité de la manifestation universelle, comme l’est celle de l’« essence » et de la « substance ». Encore faut-il ajouter que la distinction de ces dernières, si primordiale qu’elle soit par rapport à toute autre, n’en est pas moins relative : c’est la première de toutes les dualités, celle dont toutes les autres dérivent directement ou indirectement, et c’est là que commence proprement la multiplicité ; mais il ne faut pas voir dans cette dualité l’expression d’une irréductibilité absolue qui ne saurait nullement s’y trouver : c’est l’Être Universel qui, par rapport à la manifestation dont Il est le principe, se polarise en « essence » et en « substance », sans d’ailleurs que son unité intime en soit aucunement affectée. Nous rappellerons à ce propos que le Vêdânta, par là même qu’il est purement métaphysique, est essentiellement la « doctrine de la non-dualité » (adwaita-vâda)6 ; et, si le Sânkhya a pu paraître « dualiste » à ceux qui ne l’ont pas compris, c’est que son point de vue s’arrête à la considération de la première dualité, ce qui ne l’empêche point de laisser possible tout ce qui le dépasse, contrairement à ce qui a lieu pour les conceptions systématiques qui sont le propre des philosophes. Il nous faut préciser encore ce qu’est Prakriti, qui est le premier des vingt-cinq principes (tattwas) énumérés dans le Sânkhya ; mais nous avons dû envisager Purusha avant Prakriti, parce qu’il est inadmissible que le principe plastique ou substantiel (au sens strictement étymologique de ce dernier mot, exprimant le « substratum universel », c’est-à-dire le support de toute manifestation) 7 soit doué de « spontanéité », puisqu’il est purement potentiel et passif, apte à toute détermination, mais n’en possédant actuellement aucune. Prakriti ne peut donc pas être vraiment cause par elle-même (nous voulons parler de la « causalité efficiente », en dehors de l’action ou plutôt de l’influence du principe essentiel, qui est Purusha, et qui est, pourrait-on dire, le « déterminant » de la manifestation ; toutes les choses manifestées sont bien produites par Prakriti, dont elles sont comme des modifications ou des déterminations, mais, sans la présence de Purusha, ces productions seraient dépourvues de toute réalité. L’opinion d’après laquelle Prakriti se suffirait à elle-même comme principe de la manifestation ne pourrait être tirée que d’une conception tout à fait erronée du Sânkhya, provenant simplement de ce que, dans cette doctrine, ce qui est appelé « production » est toujours envisagé exclusivement du côté « substantiel », et peut-être aussi de ce que Purusha n’y est énuméré que comme le vingt-cinquième tattwa, d’ailleurs entièrement indépendant des autres, qui comprennent Prakriti et toutes ses modifications ; une semblable opinion, du reste, serait formellement contraire à l’enseignement du Vêda. Mûla-Prakriti est la « Nature primordiale » (appelée en arabe El-Fitrah), racine de toutes les manifestations (car mûla signifie « racine ») ; elle est aussi désignée comme Pradhâna, c’est-à-dire « ce qui est posé avant » toutes choses, comme contenant en puissance toutes les déterminations ; selon les Purânas, elle est identifiée avec Mâyâ, conçue comme « mère des formes ». Elle est indifférenciée (avyakta) et « indistinctible », n’étant point composée de parties ni douée de qualités, pouvant seulement être induite par ses effets, puisqu’on ne saurait la percevoir en elle-même, et productive sans être elle-même production. « Racine, elle est sans racine, car elle ne serait pas racine, si elle-même avait une racine »8. Prakriti, racine de tout, n’est pas production. Sept principes, le grand (Mahat, qui est le principe intellectuel ou Buddhi) et les autres (ahankâra ou la conscience individuelle, qui engendre la notion du « moi », et les cinq tanmâtras ou déterminations essentielles des choses), sont en même temps productions (de Prakriti) et productifs (par rapport aux suivants). Seize (les onze indriyas ou facultés de sensation et d’action, y compris le manas ou « mental », et les cinq bhûtas ou éléments substantiels et sensibles) sont productions (improductives). Purusha n’est ni production ni productif (en lui-même)9, bien que ce soit son action, ou mieux son activité « non-agissante », suivant une expression que nous empruntons à la tradition extrême-orientale, qui détermine essentiellement tout ce qui est production substantielle en Prakriti10. Nous ajouterons, pour compléter ces notions, que Prakriti, tout en étant nécessairement une dans son « indistinction », contient en elle-même une triplicité qui, en s’actualisant sous l’influence « ordonnatrice » de Purusha, donne naissance à ses multiples déterminations. En effet, elle possède trois gunas ou qualités constitutives, qui sont en parfait équilibre dans son indifférenciation primordiale ; toute manifestation ou modification de la substance représente une rupture de cet équilibre, et les êtres, dans leurs différents états de manifestation, participent des trois gunas à des degrés divers et, pour ainsi dire, suivant des proportions indéfiniment variées. Ces gunas ne sont donc pas des états, mais des conditions de l`Existence universelle, auxquelles sont soumis tous les êtres manifestés, et qu’il faut avoir soin de distinguer des conditions spéciales qui déterminent et définissent tel ou tel état ou mode de la manifestation. Les trois gunas sont : sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Être (Sat), qui est identifiée à la Lumière intelligible ou à la Connaissance, et représentée comme une tendance ascendante ; rajas, l’impulsion expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence ; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance, et représentée comme une tendance descendante. Nous nous bornerons ici à ces définitions, que nous avions déjà indiquées ailleurs ; ce n’est pas le lieu d’exposer plus complètement ces considérations, qui sont quelque peu en dehors de notre sujet, ni de parler des applications diverses auxquelles elles donnent lieu, notamment en ce qui concerne la théorie cosmologique des éléments ; ces développements trouveront mieux leur place dans d’autres études. —————————— [1] Prajâpati est aussi Vishwakarma, le « principe constructif universel » ; son nom et sa fonction sont d’ailleurs susceptibles d’applications multiples et plus ou moins spécialisées, suivant qu’on les rapporte ou non à la considération de tel ou tel cycle ou état déterminé. [2] Il est intéressant de noter que, dans d’autres traditions, le Législateur primordial est aussi désigné par des noms dont la racine est la même que celle du Manu hindou : tels sont, notamment, le Ménès ou Mina des Égyptiens, le Minos des Grecs et le Menw des Celtes ; c’est donc une erreur de regarder ces noms comme désignant des personnages historiques. [3] C’est l’Adam Qadmôn de la Qabbalah hébraïque ; c’est aussi le « Roi » (Wang) de la tradition extrême-orientale (Tao-te-king, XV). [4] Nous rappelons que c’est sur cette analogie que repose essentiellement l’institution des castes. – Sur le rôle de Purusha envisagé au point de vue que nous indiquons ici, voir notamment le Purusha-Sûkta du Rig-Vêda, X, 90. – Vishwakarma, aspect ou fonction de l’« Homme Universel », correspond au « Grand Architecte de l’Univers » des initiations occidentales. [5] Ces termes appartiennent en propre à l’Hermétisme, et ils sont de ceux pour lesquels nous estimons n’avoir pas à nous occuper de l’emploi plus ou moins abusif qui a pu en être fait par les pseudo-ésotéristes contemporains. [6] Nous avons expliqué, dans notre Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, que ce « non-dualisme » ne doit pas être confondu avec le « monisme », qui, quelque forme qu’il prenne, est, comme le « dualisme », d’ordre simplement philosophique et non métaphysique ; il n’a rien de commun non plus avec le « panthéisme », et il peut d’autant moins lui être assimilé que cette dernière dénomination, lorsqu’elle est employée dans un sens raisonnable, implique toujours un certain « naturalisme » qui est proprement antimétaphysique. [7] Ajoutons, pour écarter toute erreur possible d’interprétation, que le sens où nous entendons ainsi la « substance » n’est nullement celui dans lequel Spinoza a employé ce même terme, car, par un effet de la confusion « panthéiste », il s’en sert pour désigner l’Être Universel lui-même, du moins dans la mesure où il est capable de le concevoir ; et, en réalité, l’Être Universel est au-delà de la distinction de Purusha et Prakriti, qui s’unifient en lui comme en leur principe commun. [8] Sânkhya-Sûtras, 1er Adhyâya, sûtra 67. [9] Sânkhya-Kârikâ, shloka 3. [10] Colebrooke (Essais sur la Philosophie des Hindous, traduits en français par G. Pauthier, 1er Essai) a signalé avec raison la concordance remarquable qui existe entre le dernier passage cité et les suivants, tirés du traité De Divisione Naturæ de Scot Erigène : « la division de la Nature me paraît devoir être établie selon quatre différentes espèces, dont la première est ce qui crée et n’est pas créé ; la seconde ce qui est créé et qui crée lui-même ; la troisième, ce qui est créé et ne crée pas ; et la quatrième enfin, ce qui n’est pas créé et ne crée pas non plus » (Livre I). « Mais la première espèce et la quatrième (respectivement assimilables à Prakriti et à Purusha) coïncident (se confondent ou plutôt s’unissent) dans la Nature Divine, car celle-ci peut être dite créatrice et incréée, comme elle est en soi, mais également ni créatrice ni créée, puisque, étant infinie, elle ne peut rien produire qui soit hors d’elle-même, et qu’il n’y a non plus aucune possibilité qu’elle ne soit pas en soi et par soi » (Livre III). On remarquera cependant la substitution de l’idée de « création » à celle de « production » ; d’autre part, l’expression de « Nature Divine » n’est pas parfaitement adéquate, car ce qu’elle désigne est proprement l’Être Universel : en réalité, c’est Prakriti qui est la nature primordiale, et Purusha, essentiellement immuable, est en dehors de la Nature, dont le nom même exprime une idée de « devenir ». |
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