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L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, René Guénon, éd. Éditions Bossard, 1925 |
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CHAPITRE V D’après la Bhagavad-Gîtâ, « il y a dans le monde deux Purushas, l’un destructible et l’autre indestructible : le premier est réparti entre tous les êtres ; le second est l’immuable. Mais il est un autre Purusha, plus haut (uttama), qu’on appelle Paramâtmâ, et qui, Seigneur impérissable, pénètre et soutient les trois mondes (la terre, l’atmosphère et le ciel, représentant les trois degrés fondamentaux entre lesquels se répartissent tous les modes de la manifestation). Comme je dépasse le destructible et même l’indestructible (étant le Principe Suprême de l’un et de l’autre), je suis célébré dans le monde et dans le Vêda sous le nom de Purushottama »1. Parmi les deux premiers Purushas, le « destructible » est jîvâtmâ, dont l’existence distincte est en effet transitoire et contingente comme celle de l’individualité elle-même, et l’« indestructible » est Âtmâ en tant que personnalité, principe permanent de l’être à travers tous ses états de manifestation2 ; quant au troisième, comme le texte même le déclare expressément, il est Paramâtmâ, dont la personnalité est une détermination primordiale, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut. Bien que la personnalité soit réellement au-delà du domaine de la multiplicité, on peut néanmoins, en un certain sens, parler d’une personnalité pour chaque être (il s’agit naturellement de l’être total, et non d’un être envisagé isolément) : c’est pourquoi le Sânkhya, dont le point de vue n’atteint pas Purushottama, présente souvent Purusha comme multiple ; mais il est à remarquer que, même dans ce cas, son nom est toujours employé au singulier, pour affirmer nettement son unité essentielle. Le Sânkhya n’a donc rien de commun avec un « monadisme » du genre de celui de Leibnitz, dans lequel, d’ailleurs, c’est la « substance individuelle » qui est regardée comme un tout complet, formant une sorte de système clos, conception qui est incompatible avec toute notion d’ordre vraiment métaphysique. Purusha, considéré comme identique à la personnalité, « est pour ainsi dire3 une portion (ansha) du Suprême Ordonnateur (qui, cependant, n’a pas réellement de parties, étant absolument indivisible et « sans dualité »), comme une étincelle l’est du feu (dont la nature est d’ailleurs tout entière en chaque étincelle) »4. Il n’est pas soumis aux conditions qui déterminent l’individualité, et, même dans ses rapports avec celle-ci, il demeure inaffecté par les modifications individuelles (telles, par exemple, que le plaisir et la douleur), qui sont purement contingentes et accidentelles, non essentielles à l’être, et qui proviennent toutes du principe plastique, Prakriti ou Pradhâna, comme de leur unique racine. C’est de cette substance, contenant en puissance toutes les possibilités de manifestation, que les modifications sont produites dans l’ordre manifesté, par le développement même de ces possibilités, ou, pour employer le langage aristotélicien, par leur passage de la puissance à l’acte. « Toute modification (parinâma), dit Vijnâna-Bhikshu, depuis la production originelle du monde (c’est-à-dire de chaque cycle d’existence) jusqu’à sa dissolution finale, provient exclusivement de Prakriti et de ses dérivés », c’est-à-dire des vingt-quatre premiers tattwas du Sânkhya. Purusha est cependant le principe essentiel de toutes choses, puisque c’est lui qui détermine le développement des possibilités de Prakriti ; mais lui-même n’entre jamais dans la manifestation, de sorte que toutes choses, en tant qu’elles sont envisagées en mode distinctif, sont différentes de lui, et que rien de ce qui les concerne comme telles (constituant ce qu’on peut appeler le « devenir ») ne saurait affecter son immutabilité. « Ainsi la lumière solaire ou lunaire (susceptible de modifications multiples) paraît être identique à ce qui lui donne naissance (la source lumineuse considérée comme immuable en elle-même), mais pourtant elle en est distincte (dans sa manifestation extérieure, et de même les modifications ou les qualités manifestées sont, comme telles, distinctes de leur principe essentiel en ce qu’elles ne peuvent aucunement l’affecter). Comme l’image du soleil réfléchie dans l’eau tremble ou vacille, en suivant les ondulations de cette eau, sans cependant affecter les autres images réfléchies dans celle-ci, ni à plus forte raison l’orbe solaire lui-même, ainsi les modifications d’un individu n’affectent pas un autre individu, ni surtout le Suprême Ordonnateur Lui-même »5, qui est Purushottama, et auquel la personnalité est réellement identique en son essence, comme toute étincelle est identique au feu considéré comme indivisible quant à sa nature intime. C’est l’« âme vivante » (jîvâtmâ) qui est ici comparée à l’image du soleil dans l’eau, comme étant la réflexion (âbhâsa), dans le domaine individuel et par rapport à chaque individu, de la Lumière, principiellement une, de l’« Esprit Universel » (Âtmâ) ; et le rayon lumineux qui fait exister cette image et l’unit à sa source est, ainsi que nous le verrons plus loin, l’intellect supérieur (Buddhi), qui appartient au domaine de la manifestation informelle6. Quant à l’eau, qui réfléchit la lumière solaire, elle est habituellement le symbole du principe plastique (Prakriti), l’image de la « passivité universelle » ; et d’ailleurs ce symbole, avec la même signification, est commun à toutes les doctrines traditionnelles7. Ici, cependant, il faut apporter une restriction à son sens général, car Buddhi, tout en étant informelle et supra-individuelle, est encore manifestée, et, par suite, relève de Prakriti dont elle est la première production ; l’eau ne peut donc représenter ici que l’ensemble potentiel des possibilités formelles, c’est-à-dire le domaine de la manifestation en mode individuel, et ainsi elle laisse en dehors d’elle ces possibilités informelles qui, tout en correspondant à des états de manifestation, doivent pourtant être rapportées à l’Universel8. —————————— [1] Bhagavad-Gîtâ, XV, 16 à 18. [2] Ce sont « les deux oiseaux qui résident sur un même arbre », d’après les textes des Upanishads que nous avons cités dans une note précédente. D’ailleurs, il est aussi question d’un arbre dans la Katha Upanishad, 2e Adhyâya, 6e Vallî, shruti 1, mais l’application de ce symbole est alors « macrocosmique » et non plus « microcosmique » : « Le monde est comme un figuier perpétuel (ashwattha sanâtana) dont la racine est élevée en l’air et dont les branches plongent dans la terre » ; et de même dans la Bhagavad-Gîtâ, XV, 1 : « Il est un figuier impérissable, la racine en haut, les branches en bas dont les hymnes du Vêda sont les feuilles ; celui qui le connaît, celui-là connaît le Vêda. » La racine est en haut parce qu’elle représente le principe, et les branches sont en bas parce qu’elles représentent le déploiement de la manifestation ; si la figure de l’arbre est ainsi renversée, c’est que l’analogie, ici comme partout ailleurs, doit être appliquée, en sens inverse. Dans les deux cas, l’arbre est désigné comme le figuier sacré (ashwattha ou pippala) ; sous cette forme ou sous une autre, le symbolisme de l’« Arbre du Monde » est loin d’être particulier à l’Inde : le chêne chez les Celtes, le tilleul chez les Germains, le frêne chez les Scandinaves, jouent exactement le même rôle. [3] Le mot iva indique qu’il s’agit d’une comparaison (upamâ) ou d’une façon de parler destinée à faciliter la compréhension, mais qui ne doit pas être prise à la lettre. – Voici un texte taoïste qui exprime une idée similaire : « Les normes de toute sorte, comme celle qui fait un corps de plusieurs organes (ou un être de plusieurs états), ... sont autant de participations du Recteur Universel. Ces participations ne L’augmentent ni ne Le diminuent, car elles sont communiquées par Lui, non détachées de Lui » (Tchoang-tseu, ch. II ; traduction du P. Wieger, p. 217). [4] Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 3e Pâda, sûtra 43. – Nous rappelons que nous suivons principalement, dans notre interprétation, le commentaire de Shankarâchârya. [5] Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 3e Pâda, sûtras 46 à 53. [6] Il faut remarquer que le rayon suppose un milieu de propagation (manifestation en mode non-individualisé), et que l’image suppose un plan de réflexion (individualisation par les conditions d’un certain état d’existence). [7] On peut, à cet égard, se reporter en particulier au début de la Genèse, I 2 : « Et l’Esprit Divin était porté sur la face des Eaux. » Il y a dans ce passage une indication très nette relativement aux deux principes complémentaires dont nous parlons ici, l’Esprit correspondant à Purusha et les Eaux à Prakriti. À un point de vue différent, mais néanmoins relié analogiquement au précédent, le Ruahh Elohim du texte hébraïque est aussi assimilable à Hamsa, le Cygne symbolique, véhicule de Brahmâ, qui couve le Brahmânda, l’« Œuf du Monde » contenu dans les Eaux primordiales ; et il faut remarquer que Hamsa est également le « souffle » (spiritus), ce qui est le sens premier de Ruahh en hébreu. Enfin, si l’on se place spécialement au point de vue de la constitution du monde corporel, Ruahh est l’Air (Vâyu) ; et, si cela ne devait nous entraîner à de trop longues considérations, nous pourrions montrer qu’il y a une parfaite concordance entre la Bible et le Vêda en ce qui concerne l’ordre de développement des éléments sensibles. En tout cas, on peut trouver, dans ce que nous venons de dire, l’indication de trois sens superposés, se référant respectivement aux trois degrés fondamentaux de la manifestation (informelle, subtile et grossière), qui sont désignés comme les « trois mondes » (Tribhuvana) par la tradition hindoue. – Ces trois mondes figurent aussi dans la Qabbalah hébraïque sous les noms de Beriah, Ietsirah et Asiah ; au-dessus d’eux est Atsiluth, qui est l’état principiel de non-manifestation. [8] Si on laisse au symbole de l’eau sa signification générale, l’ensemble des possibilités formelles est désigné comme les « Eaux inférieures », et celui des possibilités informelles comme les « Eaux supérieures ». La séparation des « Eaux inférieures » et des « Eaux supérieures », au point de vue cosmogonique, se trouve encore décrit dans la Genèse, I 6 et 7 ; et il est à remarquer que le mot Maïm, qui désigne l’eau en hébreu, a la forme du duel, ce qui peut, entre autre significations, être rapporté au « double chaos » des possibilités formelles et informelles à l’état potentiel. Les Eaux primordiales avant la séparation, sont la totalité des possibilités de manifestation, en tant qu’elle constitue l’aspect potentiel de l’Être Universel, ce qui est proprement Prakriti. Il y a encore un autre sens supérieur du même symbolisme, qui s’obtient en le transposant au-delà de l’Être même : les Eaux représentent alors la Possibilité Universelle, envisagée d’une façon absolument totale, c’est-à-dire en tant qu’elle embrasse à la fois, dans son infinité, le domaine de la manifestation et celui de la non-manifestation. Ce dernier sens est le plus élevé de tous ; au degré immédiatement inférieur, dans la polarisation primordiale de l’Être, nous avons Prakriti, avec laquelle nous ne sommes encore qu’au principe de la manifestation. Ensuite, en continuant à descendre, nous pouvons envisager les trois degrés de celle-ci comme nous l’avons fait précédemment : nous avons alors, pour les deux premiers, le « double chaos » dont nous avons parlé, et enfin, pour le monde corporel, l’Eau en tant qu’élément sensible (Ap), cette dernière se trouvant d’ailleurs comprise déjà implicitement, comme tout ce qui appartient à la manifestation grossière, dans le domaine des « Eaux inférieures », car la manifestation subtile joue le rôle de principe immédiat et relatif par rapport à cette manifestation grossière. – Bien que ces explications soient un peu longues, nous pensons qu’elles ne seront pas inutiles pour faire comprendre, par des exemples, comment on peut envisager une pluralité de sens et d’applications dans les textes traditionnels. |
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